Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En fin de compte, qu’est-ce exactement que l’autofiction ? Malgré les définitions, qui foisonnent, personne au fond ne pourrait dire en une formule simple et convaincante de quoi il s’agit, même si personne n’hésite à reconnaître immédiatement un exemple donné du genre. Dans ce continent flou se détache une région parmi bien d’autres : l’autofiction sans fiction. Qui ne raconte ni la vie d’un parent de l’auteur, ni une rupture amoureuse qu’il a vécue, ni même l’écriture d’un de ses livres. Qui refuse tous les sujets, pour tenir une chronique décousue de la vie de celui qui parle.
C’est ce que réussissait brillamment, par exemple, Thomas Espedal dans Gens de Bergen (Actes Sud, 2017, voir ici). Et c’est indéniablement le programme que s’est fixé Alex Capus, dans un livre intitulé Das Leben ist gut, « La vie est bonne ». Quoique le narrateur, également écrivain, s’appelle Max, que l’ouvrage soit sous-titré roman, et que l’auteur francophone écrivant en allemand ne tienne pas, pour autant que je sache, de bar, dans la ville suisse où il réside. Mais il nous a prouvé, notamment dans le superbe Voyageur sous les étoiles (Actes Sud, 2017, voir ici), qu’il pouvait être expert en matière de trompe-l’œil.
Absence, tête de taureau et tables de ping-pong
Revenons au Sevilla Bar. L’écrivain du livre en est aussi le patron. Il est seul pour la semaine avec ses fils adolescents, car sa femme, dont il est fort épris, est à Paris, invitée à enseigner à la Sorbonne. Au cours de cette semaine, son ami Miguel récupère, pour la vendre, la tête de taureau empaillée qu’il avait laissée depuis longtemps décorer le bar de Max. Celui-ci va devoir la remplacer, par celle d’un autre toro, achetée sur Internet, et livrée à Mannheim, où il faudra aller la chercher. Ce sera aussi l’occasion d’une brouille avec Miguel, suivie de réconciliation.
Cette absence et cette brouille s’entrelacent pour tracer la ligne principale d’un récit où il est aussi question du bar, de ses clients, des souvenirs du tenancier-narrateur, de nombreuses histoires, vraies ou inventées par ce dernier. Le tout mêlé de considérations résignées et grinçantes sur le quotidien dans une société contemporaine (suisse, en l’occurrence). La vie, quoi. Qui « se suffit à elle-même », d’ailleurs « on n’invente jamais rien ». Et Capus a un talent incontestable pour planter les décors de nos existences d’aujourd’hui, « zones piétonnes » ponctuées de « terrains de jeux avec cabanes et arbres ou échiquiers en plein air », maisons individuelles entourées de jardins qu’ornent « des tables de ping-pong, ainsi que des barbecues en béton lavé avec des meubles de jardin cossus en résine synthétique gris anthracite aspect rotin tressé ».
Le syndrome de Midas
Pourquoi, malgré tout, parcourt-on tout cela dans des alternances d’intérêt distant et de souriant ennui ? Faut-il incriminer la volonté constante d’être drôle ?... Pas seulement. L’autosatisfaction, qu’on sent sourdre à chaque page, d’un auteur qui ne cesse d’attirer notre attention, entre les lignes, sur son adresse ?... Pas tout à fait. Le problème est plutôt le sentiment d’inconsistance qui nous gagne devant un livre n’ayant d’autre objet que lui-même. Attention, n’allez pas imaginer un avatar du célèbre livre sur rien. Celui-ci, à supposer qu’il existe, porterait sur quelque chose : le rien, justement. Et Espedal, dont je parlais plus haut, en écartant toutes les possibilités de sujets, laissait bien un objet à son livre : le vide, ainsi ménagé et révélé, auquel s’affrontait l’écriture. Tandis qu’Au Sevilla Bar ressemble à un simple prétexte, pour l’écrivain, à se mettre en scène sous nos yeux en train d’écrire. Il en résulte l’impression d’un ouvrage fait, parfois bien fait, toujours trop fait. Et on a envie de suggérer à son auteur ce que ses concitoyens conseillent à Max : « Qu’il arrête donc de faire l’intéressant ».
Alex Capus semble un peu, en effet, penser qu’il est comme Midas, et que toutes les anecdotes qu’il accumule, puisqu’il prend la peine de nous les raconter, revêtent, de ce simple fait, l’éclat de l’or. Mais, mis en demeure à tout bout de champ d’être éblouis, nous restons de marbre. Midas, comme chacun sait, a mal fini. Vivement que Capus revienne, pour nous parler, comme dans Voyageur sous les étoiles, de la vie d’un autre. Cela, il sait si bien le faire.
P. A.
Illustration : Nicolas Poussin, Midas se lavant à la source du Pactole (1626-1628)