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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Baudelaire et Apollonie, Céline Debayle (Arléa)

tigerloaf.wordpress.comRappelons les faits… Apollonie Sabatier (1822-1890) fréquentait l’hôtel Pimodan, dans l’île Saint-Louis, où elle connut, entre autres, Baudelaire et Gautier. Plus tard, elle tint, rue Frochot, un salon fort connu, où affluait le gratin des lettres et des arts, Flaubert, Musset, Berlioz, tutti quanti. Ils l’appelaient « la Présidente ». Elle avait été installée là par son amant en titre, Alfred Mosselman, homme d’affaires et collectionneur, celui-là même qui la fit sculpter par Auguste Clésinger, d’après moulage : Femme piquée par un serpent, statue torride et grand scandale du Salon de 1847.

 

Éthéré, mais pas complètement…

 

On sait surtout d’Apollonie que Baudelaire l’idolâtra et lui dédia plusieurs poèmes des Fleurs du mal, « Harmonie du soir », par exemple. Messieurs Lagarde et Michard nous apprenaient, jadis, que la Présidente répondait aux aspirations spirituelles du poète, qu’elle était l’amour éthéré, idéalisé, auquel faisait pendant le pôle charnel, Jeanne Duval. Ce qu’ils ne nous apprenaient pas, c’est que la relation Charles-Apollonie ne fut pas toujours à cent pour cent éthérée, mais aussi malgré tout un tout petit peu charnelle. Et, là, c’est moins clair : amants une fois ? plusieurs ? débuts en 1852 ? 1857 ? et la fin, en 1857 ? 1862 ?...

 

Claire Debayle, dans ce livre paru en mai 2019, opte franchement : une seule nuit d’amour, le 27 août 1857, quelques jours après le verdict du fameux procès. Ce premier roman raconte cette unique fois. Unité de temps rigoureuse, donc, et indéniable habileté pour faire tenir, à coups d’analepses, deux vies en l’espace d’une soirée et à peine 150 pages. Les amateurs de petits formats, dont je suis, sauront apprécier.

 

Convulsions, frétillements et cédrat à la menthe

 

Sur la vie de Baudelaire, on n’apprendra, pour être franc, pas grand-chose de très nouveau. En revanche, c’est un beau portrait de femme que brosse ce texte qui va et vient entre les points de vue alternés du poète et de sa muse, mais revient toujours à la muse. Laquelle en revient toujours à la Femme piquée par un serpent. Cette exhibition de ses charmes aux yeux lubriques et hypocritement choqués du Tout-Paris, Apollonie ne s’en remet pas : « Cette image de moi (…) me rangera pour toujours au rayon des femmes de plaisir. Peut-être même qu’on oubliera la muse et la Présidente que je suis ». Pour « racheter l’outrage », il y a Charles, qui la célèbre « en créature éthérée, sans geignements ni convulsions. En idéal féminin, loin des jarretières et des corsets, des bouches ardentes et des aisselles âcres ». Seulement, comment Charles rachèterait-il, s’il persiste à voir en elle un être « aussi idéal que la Sainte Vierge » ?... Tout le livre repose sur cette contradiction, qu’il résoudra en croisant les deux thèmes, dans un chapitre clé dont on ne dira ici rien de plus.

 

C’est aussi le portrait (très érudit) d’une époque. Et, surtout, d’une ville à cette époque : « Paris, capitale du plaisir, bordel de l’Europe », à « l’heure où la ville frétille avant les spectacles nocturnes : théâtres, bals à chahut et à cancan, cafés-concerts où l’on sirote liqueurs et rengaines »…

 

Mais le plaisir du lecteur, lui, vient surtout d’une écriture qui ne recule pas devant le pastiche malicieux : « L’air a la chaleur du sang, et invite à la nonchalance. Le boudoir est tapissé de satin couleur lune, et engage à la rêverie ». Et Céline Debayle n’a pas peur non plus de frôler le kitsch. Toujours dans le registre bipolaire : « D’une grâce orientale, elle éloigne la touffeur pour garder fraîches ses aisselles baignées de cédrat à la menthe », ou, pour ceux qui préfèrent : « Son fard de céruse camouflant rides et humeurs suinte dans l’air moite, corrompu d’odeurs de fricot ». Huysmans n’est pas très loin, avec un peu d’avance. Mais c’est très bien comme ça.

 

P. A.

 

Illustration : Auguste Clésinger, Femme piquée par un serpent, 1847

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