Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il fut un temps ou on était soit Beatles, soit Rolling Stones. Pop inventive et sautillante ou rock poisseux, il fallait choisir. Pour ma part, j’étais plutôt amateur du second. Quoique, en y réfléchissant, pas tout le temps : de Help à Penny Lane au moins, j’achetais tous les 45-tours.
On n’échappe jamais tout à fait aux Beatles. Et Valentine del Moral le sait bien : libraire en livres anciens, diplômée de muséologie, elle est sans doute plus consciente que quiconque du fait que les quatre garçons (garçons pour toujours, éternellement jeunes) font partie d’un indéniable patrimoine.
Épisode majeur
Leur carrière proprement dite est pourtant courte : 1962-1969. En janvier de cette dernière année, tout près de la rupture, donc, ils enregistrent leur dernier disque et tournent avec Michael Lindsay-Hogg le documentaire qui s’intitulera Let it be (1970). C’est dans ce double cadre que, le 30 du mois, ils se produisent sur le toit de l’immeuble abritant, au 3, Saville Road, à Londres, leur propre société : Apple. Concert privé, et le plus public qui soit, tous les passants des environs se trouvant contraints de lever les yeux et d’entendre une musique tonitruante tombée du ciel. Sans parler des jeunes gens travaillant dans le quartier, qui se hâtent de grimper sur les toits voisins pour profiter de « cette session d’enregistrement qui ne devait être qu’une scène de film, qui devient un concert, qui va se révéler un des épisodes majeurs de la culture pop » (1).
Valentine del Moral raconte le rooftop concert. C’est-à-dire qu’elle décrit les images enregistrées par les caméras de Lindsay-Hogg, placées sur le toit, mais aussi dans la rue, pour un micro-trottoir improvisé, et dans l’entrée de l’immeuble, où elles filmeront l’intervention de la police après 42 minutes de musique non autorisée.
Une affaire de regard
Un tel texte ne peut que s’inscrire dans une forme de fascination. Mais c’est une fascination bousculée, par les gros plans sur les visages (avec leurs imperfections), et les anecdotes (pas toutes très glorieuses). Et une fascination qui se met elle-même en scène, le regard ébahi des témoins, décrits pendant qu’ils sont filmés, répondant à celui de la caméra, elle-même avide de capter le moindre mouvement des stars. Le dispositif choisi par l’auteure, qui fait alterner des chapitres « Moteur » (le récit de l’événement) et des chapitres « Arrêt sur image » (portraits de ceux qui, de près ou de loin, ont participé, retours en arrière ou anticipations…), accentue encore le procédé, en déployant autour du noyau événementiel une manière d’onde de choc.
Si bien que, en fin de compte, la fascination des uns et des autres, et de l’auteure elle-même, habilement interrogée, renvoie le lecteur à son propre regard. Cette histoire de musique est, au moins autant, une affaire de regard. Ce qui serait moins évident si on se cantonnait dans le reportage, auquel l’exactitude et le souci de précision exhaustive pourraient faire penser. L’écriture, cependant, nerveuse et bondissante comme la musique qu’elle évoque, suffirait à situer clairement ce petit livre dans le champ de la littérature. Quel genre ? Comédie — unités de lieu et de temps parfaites, personnages en costumes trois pièces montant se percher sur les toits, policiers un brin abrutis… ? Roman ? Les incessantes incursions dans la conscience des témoins pourraient y faire songer. Et, surtout, la mise en œuvre de thématiques structurantes, au premier rang desquelles la référence au christianisme, annoncée dès le titre, et qui prend vite des allures de métaphore filée : Paul, « ressuscité le trentième jour du mois de janvier », « revient (…) des morts » après deux ans de silence ; lui et ses trois complices constituent « une Trinité à quatre » avec Pères (Paul et John), Fils (George) et Saint-Esprit (Ringo) ; les Fab Four, montant au ciel, ne diffèrent pas « en cela (…) de Jésus, l’Agneau de Dieu qui, par son sacrifice, sauve (…) l’humanité » ; la foule qui s’agglutine dans la rue, « comme la multitude qui accompagnait Jésus sur les bords du lac de Tibériade, (…) attend inconsciemment un miracle. Une multiplication des pains ou un truc du genre ».
… Ou comment reprendre les mots d’une très vieille histoire pour dire la naissance d’une ferveur qui est aussi une des formes les plus caractéristiques de notre modernité.
P. A.
(1) Pour voir et entendre des extraits de l’événement, cliquer ici, ou là (ou encore là).