Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ça se confirme : l’histoire vraie, sous toutes ses formes, est devenue le point de départ pratiquement inévitable de la fiction. À côté du récit familial et du roman biographique désormais traditionnel, on voit apparaître des objets plus atypiques. Ainsi ce texte, que l’éditeur désigne explicitement comme la « biographie »… d’un livre.
Et ce livre n’est pas un roman. C’est le dictionnaire de la langue yámana, parlée jadis par plusieurs peuples autochtones de la Terre de feu, que rédigea au XIXe siècle Thomas Bridges, arrivé avec son père adoptif missionnaire en Patagonie, où lui-même s’installa définitivement. Le dictionnaire en question fut publié en 1933 par les soins de Martin Gusinde et de Ferdinand Hestermann. Ce dernier, linguiste et ethnologue allemand, contribua au transfert de Vienne en Suisse de la bibliothèque ethnologique Anthropos, la sauvant ainsi des nazis. Il préserva aussi le manuscrit original de Bridges, lequel est aujourd’hui au British Museum.
Fantôme, pyjama mauve et double boucle
De tout cela, Michael Hugentobler, journaliste et écrivain suisse de langue allemande, tire un roman. J’ai bien dit un roman. N’en déplaise à son éditeur helvétique francophone, qui fait du livre une présentation mettant uniquement l’accent sur l’aspect documentaire et politique, et lui ajoute une postface due à un anthropologue patenté. L’auteur lui-même ouvrait pourtant d’autres perspectives, dans la note introductive où il raconte comment il aurait entendu pour la première fois l’histoire qu’il nous relate, en Argentine, autour d’un feu de camp, de la bouche d’un vieillard qu’il avait pris « dès le début pour un fantôme »…
De fait, il ne faut pas chercher trop d’exactitude dans ce récit qui ignore Gusinde et fait mourir Hestermann, plutôt qu’en 1959, en 1945, lorsqu’il doit se séparer de l’ouvrage qui lui était cher. Hugentobler, qui invente gaillardement à Bridges une enfance digne de Dickens, fait du même Hestermann un original « aux poignets de jeune fille » errant en pyjama mauve, égaré, dans un siècle où le nazisme porte à son sommet une inculture et un racisme déjà anciens. Ajoutons que notre auteur installe un fantastique discret et bien germanique autour du fascinant manuscrit, qui, aux yeux de celui qui l’a recueilli, devient, plus qu’un « simple lexique », « un mode d’emploi pour façonner un morceau de monde », « une copie du réel sous forme de mots », dont le savant allemand imagine l’auteur « sous les traits d’un jumeau fantasmagorique » lui adressant de temps à autre « un clin d’œil depuis l’éternité »…
Pour inclure dans la fiction ces deux héros fort éloignés dans l’espace et le temps, Michael Hugentobler « refuse », nous dit encore l’éditeur, « une conception linéaire de la narration ». Un tel choix, en soi, n’aurait rien d’original, la virevolte narrative étant devenue depuis longtemps aussi obligatoire que la garantie de réalité. Ce qu’il faut plutôt admirer ici, c’est le caractère (pour une fois) parfaitement justifié de la double boucle dessinée par la narration. On part de Londres, et du hasard qui fait tomber le texte de Bridges dans les mains d’Hestermann, lequel le rapporte chez lui, en Allemagne. Puis, retour en arrière pour raconter la vie de Bridges, et expliquer comment son œuvre arrive à Londres précisément quand Hestermann y est. Par le biais de cet épisode on revient à celui-ci, d’abord à Münster, où l’Hestermann réel a effectivement enseigné, puis en Suisse, où il se réfugie pendant la guerre, à l’issue de laquelle il regagne enfin son pays.
Définitions, saucisse et perroquet en uniforme
Que traduisent ces détours si ce n’est la volonté de ramener le passé dans le présent ou de relier le présent à la mémoire d’un très ancien passé, ce qui est bien le but et le sens de l’œuvre du missionnaire anglais comme de celle du savant allemand ? Et ce que cette construction, en elle-même, esquisse, c’est bien un plaidoyer pour les peuples autochtones, le savoir, la mise du passé au service de l’avenir, tous thèmes d’une actualité qu’on peut par ailleurs considérer comme inquiétante.
Cependant il n’y a pas que ça. La véritable audace du livre est de fondre le projet de ses deux héros dans une démarche authentiquement littéraire. Ce roman doublement ou triplement biographique, qui est aussi un roman historique et d’aventures, est parcouru du début à la fin d’ondes poétiques. Elles sont sensibles dès que sont citées les définitions du fameux dictionnaire, où l’on trouve un mot pour dire « mordre dans quelque chose et avoir la surprise de ne pas trouver la consistance qu’on attendait ». Mais la poésie est encore ailleurs. Hugentobler s’inscrit dans une certaine tradition, elle aussi germanique, de l’ironie, qu’on trouve par exemple chez Thomas Mann, et qui prend ici la forme d’un usage singulier du point de vue, toujours à la limite de l’interne et de l’omniscient mais limité le plus souvent dans les deux cas aux perceptions extérieures. D’où une distance permanente qui a vite fait de conduire au burlesque, dans son sens le plus cinématographique. Cette tonalité s’affirme dans les portraits : un jeune homme a « de grandes oreilles et des paupières frémissantes », le président argentin a l’air d’un « perroquet en uniforme », un dignitaire nazi est « aussi carré et massif qu’un fourneau, avec des cheveux plaqués vers l’arrière, un nez crochu et des lèvres rappelant une saucisse éclatée ». Quand ces créatures s’animent, ce sont des scènes un brin délirantes, comme celle où un autre gros homme envoie dans les airs des bonbons qu’il rattrape en avançant la mâchoire au bon moment (« à cet instant, il ressemblait à un crapaud »).
De tels passages confèrent une double signification au roman de l’écrivain suisse. Il s’agit, bien sûr, de caricaturer les malfaisants. Mais également de faire des deux rêveurs qui assistent au spectacle ou y participent des êtres en proie à une forme de folie, fruit du décalage entre eux et leur époque. Ainsi rebâtie, leur histoire, en effet, valait bien, et plus que jamais, un roman.
P. A.
Illustration :Ushuaïa, capitale de la Terre de feu (https://www.geo.fr)