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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Rendez-vous à Kiev, Philippe Videlier (Gallimard)

www.pointculture.beDe livre en livre, Philippe Videlier continue à perfectionner une manière nouvelle d’écrire l’Histoire. On peut la résumer de diverses façons : « faire entrer l’Histoire dans le roman » (et non l’inverse), tentais-je moi-même à propos de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard, 2017, voir ici) ; « conter la vérité comme s’il s’agissait d’une fiction » disait, quelques mois plus tard, la quatrième de couverture de Dernières nouvelles des bolcheviks (Gallimard, 2017, voir ici). Quoi qu’il en soit, deux caractéristiques apparaissent de plus en plus nettement comme étant celles de la méthode Videlier. L’un a trait à la composition, l’autre tient au ton.

 

Indélicatesse

 

L’historien Videlier tourne tranquillement le dos aux récits historiques traditionnels, vues cavalières mettant en évidence le jeu global des causes et des effets ou, à l’inverse, remontée des détails vers les lois générales. Chez lui, tout est sur le même plan, l’essentiel et l’accessoire, l’événement et l’anecdote. Les premières lignes de Rendez-vous à Kiev nous apprennent ainsi qu’à l’époque « que les livres d’histoire appellent la Belle Époque, Trotsky fut employé par le Kievskaya Mysl, important quotidien de la ville de Kiev » (rappelons que le futur commandant de l’Armée rouge était né dans une famille juive d’Ukraine). Quelques pages plus loin, on nous signale comme en passant qu’en 1913, dans un article publié par le journal susmentionné, celui qui signait Antid Oto présenta à ses lecteurs un « célèbre homme politique et écrivain balkanique », le docteur Rakovsky. Une soixantaine de pages encore, et nous verrons ce diplômé de la faculté de Montpellier, devenu révolutionnaire international, nommé, en 1919, « président du Gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans d’Ukraine »…

 

Les effets du procédé sont doubles. Partant du détail pour glisser dans le tableau d’ensemble, il replace l’individu dans le mouvement de l’Histoire. Mais, et surtout ici, il s’inscrit dans une technique générale du décalage systématique. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser attendre, il n’est dans Rendez-vous à Kiev pas question de la guerre actuelle. L’auteur nous y raconte l’histoire convulsive de l’Ukraine entre le début du XXe siècle et les années 1920. Au cœur de cette épopée, la révolution de 1917, qui vit les Kiéviens, « éveillés d’une longue résignation », défiler derrière des banderoles acclamant « l’Ukraine indépendante », et Lénine promulguer, au nom du Conseil des Commissaires du peuple, un décret reconnaissant « la République populaire d’Ukraine » ainsi que son « droit de se séparer entièrement de la Russie ». Une citation de Poutine, placée en exergue, fait seule le lien avec les événements de ces dernières années : le président russe y déplore la « façon vraiment peu délicate » dont les bolcheviks ont agi avec la Russie…

 

Figures

 

Le sens de l’entreprise apparaît indirectement, révélant dans le texte une sorte de vaste allusion démonstrative. Reste qu’elle entraîne Videlier dans un formidable récit épique, où s’illustre la seconde caractéristique de sa méthode : l’emploi d’un ton singulier. L’humour y a sa part, qui va de pair avec la juxtaposition du détail et du tout. S’y ajoute l’ironie à la Vialatte : « Parant au plus pressé, les communistes commencèrent par changer le nom des rues ». Cette apparente légèreté n’empêche ni la netteté des prises de position sous-jacentes ni l’émotion devant « les morts, les mutilés, les fusillés, les victimes des pogroms, des pillages, des incendies ». Mais elle impulse, pour raconter une aventure grinçante et frénétique, un rythme allègre qui emprunte au cinéma trépidant de l’époque.

 

Et puis, quelle galerie de personnages ! Au rebours du nouveau cliché dominant, qui refait des bolcheviks des fanatiques buveurs de sang, l’auteur montre en Trotsky, Rakovsky, Alexandra Kollontaï et tant d’autres des gens intelligents, cultivés, invraisemblablement polyglottes, dévoués corps et âme, quoique non sans lucidité, à leur idéal. Tous ou presque périront, les dernières pages du récit l’indiquent, dans la catastrophe stalinienne.

 

Villes

 

La structure du livre en tant que telle constitue une autre illustration-démonstration de l’art du pas de côté. Rendez-vous à Kiev n’est en effet qu’un premier récit, suivi d’un second texte, plus court, L’Escalier d’Odessa. Deux villes en Ukraine, et, dans la seconde, un objet. Deux récits, le second semblant condenser et grossir l’histoire contée dans le premier. Et ce n’est même pas de l’objet qu’il s’agit ici, le fameux escalier inauguré en 1841, ni du massacre que perpétra en 1905 l’armée du tsar. Le vrai sujet, c’est le film d’Eisenstein, dont la séquence clé est longuement décrite et, surtout, dont nous est narrée la carrière chaotique, entre interdictions et triomphes.

 

C’est encore par le biais de l’anecdotique qu’on revient à l’Histoire historique et… actuelle. « Quinze années après la dissolution de l’Union soviétique », l’ambassadeur de Russie en Allemagne refusa, nous dit Videlier, d’assister à une projection du Cuirassé Potemkine lors du Festival de Berlin. C’est que… chapitre suivant : « La Russie était tombée sous la coupe d’un obscur et misérable agent du KGB devenu, par nécessité et hasard… »

 

P. A.

 

Illustration : affiche du film d'Eisenstein Le Cuirassé Potemkine, 1925, détail

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