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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Petites Cendres ou la capture, Marie-Claire Blais (Seuil)

professionvoyages.comMarie-Claire Blais nous a quittés il y a quelques jours. C’était indéniablement une écrivaine intéressante et un personnage attachant. Cependant la considération même qui lui est due et la simple honnêteté intellectuelle m’interdisent de changer quoi que ce soit à cet article, écrit il y a plusieurs semaines…

 

Comment ne pas s’approcher de ce livre avec un sentiment de respect mêlé de crainte ?... « Une héritière de Virginia Woolf », annonce le bandeau. Tandis que René de Ceccaty, dans sa préface, évoque Faulkner, Joyce et, à nouveau, Woolf, la sainte trinité de la modernité anglo-saxonne, c’est-à-dire, pour une part au moins, de la modernité tout court.

 

Qui est Marie-Claire Blais ? Peut-être n’est-il pas tout à fait inutile de le rappeler, comme, d’ailleurs, s’y emploie justement la préface. Née en 1939, à Québec, dans un milieu ouvrier, elle est l’auteure, outre le théâtre, quelques essais et un peu de poésie, d’une vingtaine de romans depuis La Belle Bête (1959). Une saison dans la vie d’Emmanuelle, que le Seuil réédite cet automne dans la collection Points, a obtenu le prix Médicis en 1966. Et puis, il y a Soifs, cycle de dix romans dont la publication s’étale entre 1995 et 2018. « Un gyroscope narratif qui nous entraîne au cœur de l’existence humaine », « un auteur dont la voix fait trembler les fondations de la littérature actuelle », voilà ce qu’en dit la critique. Et à propos de Petites Cendres… : « une fresque littéraire comme "L’Enfer" de Dante ».

 

Modernité ?

 

Bigre. Mais ne soyons pas timide, et allons-y voir de plus près. Nous sommes sur une « île caribéenne » qui est peut-être Porto Rico, entre la fin de la nuit et la naissance du jour. Dans ce laps de temps distendu, le travesti Petites Cendres, personnage récurrent chez l’écrivaine canadienne, cherche à protéger Grégoire, un vieux Noir de mauvaise humeur, contre un policier blanc pas complètement raciste mais tout de même très énervé. S’énervera-t-il au point de tirer son pistolet de son étui ?... On verra. Cependant, de nombreux personnages passent, qu’on suit dans leurs déplacements : deux ivrognes ; un étudiant obèse fasciné par deux beaux jeunes gens, puis désespéré de les voir emportés par les courants lors d’une baignade imprudente ; Martin et Nathan violent leur copine Love sur la plage ; Philli et Lou attendent avec impatience le jour où, ayant échangé leurs sexes respectifs, ils pourront vivre leur amour ; Ève-Marie, qui a renoncé à la peinture et est devenue psychologue, apprend le suicide d’une de ses patientes. On passe de l’un à l’autre, dans ce qui apparaît comme un texte tressé, sur fond de trompette solitaire et, en permanence, de mer toute proche. Le paquebot Holland « illumin[e] la nuit de ses reflets luminescents ».

 

Selon le dispositif habituel, paraît-il, à Marie-Claire Blais, les points sont rares et les paragraphes franchement absents, sans parler de chapitres. D’où, donc, le « lyrisme choral », et les grands noms cités plus haut. En réalité, on a affaire, plutôt qu’à du monologue intérieur, à des pensées rapportées tout bonnement au style indirect (« je les entendais bien, oui, pensait Petites Cendres », « c’étaient des agitateurs (…), pensait le policier blanc »). Et, contrairement, pour prendre un exemple en apparence comparable, aux Lionnes, de Lucy Ellmann (Seuil aussi, 2020, voir ici), où l’enchaînement par les mots et leurs sons donnait à entrevoir le fonctionnement même de la pensée, les coupes ici sont franches, sans ambiguïtés, glissements ni zones indécises. Si bien qu’il suffirait d’introduire des paragraphes et de mettre des points où il faut (chose impossible chez Joyce) pour avoir, mon Dieu, un type de narration qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme assez classique. Avec une écriture par ailleurs volontairement plate, et un français souvent quelque peu approximatif (« les gamins méritaient (…) une longue sentence, pensait le policier blanc, exacerbé » ; « comme si elle ne l’eût pas miraculée de ses soins »…).

 

Actualité

 

Voilà pour la modernité. Mais attention : si « Marie-Claire Blais inscrit son œuvre dans une tradition expérimentale », elle « s’est toujours attachée à témoigner réalistement du monde contemporain », indique René de Ceccaty. Tournons-nous donc de ce côté-là. Voyons, voyons… : un travesti en butte à l’intolérance ; un Noir menacé par un policier blanc ; deux adolescents transgenres ; une personne persécutée car en surpoids ; deux Américains blancs violant une jeune fille d’origine vietnamienne ; et un ancien soldat retour d’Afghanistan, des néonazis, une bourgeoise mariée qui peine à s’engager mais aime la peinture de Käthe Kollwitz… Dans ce catalogue des figures obligées de la bonne conscience contemporaine, le plus original est, avouons-le, le policier, partagé entre le ressentiment (« on ne peut toujours vous accorder toute la pitié ») et le refus de céder à la violence. Ce qui fait, au moins, une contradiction.

 

À la fin, Petites Cendres se réjouit d’avoir « agi comme un homme », formulation un peu curieuse, et dans les ténèbres brille un message d’espoir qu’on avait bien perçu mais qui sera quand même proclamé explicitement : « le monde est neuf, dit Lou, oui, mais nous sommes en colère, dit Philli ». Nous, lecteurs, sommes plutôt rassurés. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur. Marie-Claire Blais n’est, on l’a vu, pas si terriblement moderne. En revanche, elle est actuelle, ça, oui. Si actuelle. Trop actuelle.

 

P. A.

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