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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Lucie Delarue-Mardrus, François, la liberté

photo Pierre AhnneOn apprenait jadis ses poèmes à l’école. Mais on ne la savait pas, alors, également romancière, journaliste, historienne, dessinatrice et sculptrice. Qui dit mieux ? Lucie Delarue-Mardrus est bien à l’image d’une époque qui aima les volutes et les ondoiements avant la guerre qui la coupe en deux, la vitesse après.

 

Cinquante romans

 

Elle était en effet née en 1874, d’un père avocat, Georges Delarue. Cependant sa vie artistique et publique commence en 1900, quand, ses parents ayant refusé de la marier au capitaine Pétain, elle épouse Charles Mardrus, orientaliste et traducteur des Mille et Une Nuits. Ce sont alors des voyages en Égypte, en Syrie, en Afrique du Nord, d’où elle rapporte des reportages, des récits, devenant une espèce de spécialiste des civilisations musulmanes et maîtrisant parfaitement l’arabe.

 

De retour à Paris, elle fréquente le monde artistique et littéraire, a plusieurs amantes, divorce en 1915, participe au championnat de France d’échecs féminin en 1927… et publie, jusqu’à sa mort, en 1945, pas loin de cinquante romans, ainsi que des recueils de vers, des contes, des pièces de théâtre, des biographies – Oscar Wilde, mais aussi Thérèse de Lisieux.

 

Librairie en plein vent

 

Car elle était normande et, paraît-il, fort attachée à sa région natale. Ce qui explique qu’on trouvephoto Pierre Ahnne parfois ses œuvres chez Antoine Serdaru (1), libraire de livres anciens sur les marchés de Trouville et Deauville. Cet homme affable et cultivé recueille dans ses casiers exposés en plein air des bibliothèques entières qui reflètent souvent des goûts et des éruditions devenus rares. Le théâtre complet de Plaute (version bilingue) est resté longtemps sans acquéreur. J’ai moi-même reculé devant Les Poulpes, de Guérin. Mais j’ai acquis, d’autres fois, certains trésors datant de la Belle Époque ou de l’entre-deux-guerres. Ainsi, pour une somme modique, l’hiver dernier, François et la liberté, de Lucie Delarue-Mardrus. Et pas la simple édition Ferenczi de 1933, non, la réédition de 1936, chez le même éditeur, avec des bois de Claude René-Martin.

 

Un mauvais sujet

 

Ce roman, qui fut, paraît-il, adapté à la télévision en 1980 (2), raconte l’histoire de François, un garçon bien antipathique. Quand le récit commence, peu après la fin de la Première Guerre mondiale, il a dix-sept ans. Orphelin d’un père navigateur (tout un programme), il est élevé par son oncle notaire (idem) et sa tante bigote, entre deux cousines qui ne valent pas mieux. Il les déteste, ne rêve que de s’évader, tous les moyens lui seront bons. Au premier chapitre il rencontre deux personnages qui, sans bien le savoir et chacun dans son style, vont l’y aider : Simone, jeune jupière ; Marcelin Grand, « communiste » tirant plutôt vers le nihiliste russe, et ancien repris de justice. Fasciné par l’un, il séduit l’autre par la littérature (autre époque…), en lui faisant croire qu’il est poète… et en lui écrivant bel et bien de vrais vers.

 

On n’entrera pas dans le détail des boucles et surprises à l’issue desquelles les deux pistes se rejoignent enfin, faisant du « petit fauve » « heureux et fier » de « couver de mauvais secrets », après quelques années, un journaliste en vogue et, surtout, un romancier promis à une belle carrière. Les deux composants de sa personnalité fusionnent là. Car son obsession de la liberté cohabite avec une inclination légèrement pathologique au mensonge, l’une et l’autre convergeant en une plasticité et un don d’adaptation qui font de lui un « caméléon » capable de « trouv[er] toujours ses aises dans n’importe quelles circonstances ». Expert en « apparences », en « masques », le garçon sait « représenter aux yeux d’autrui ce qu’il n’[est] pas ». Pour finir, il devient ce qu’autrui croyait qu’il était– un romancier, c’est-à-dire une « autre sorte de cabotin, un cabotin qui écrit ses rôles au lieu de les jouer ».

 

photo Pierre AhnneEn souplesse

 

Tout cela est expliqué, répété, souligné, avec une insistance qui est sans doute d’époque. Comme l’est, à l’occasion, le style : « Orchestre informe, les trompes des autos éclataient sur la basse sourde de Paris allumé déjà » ; « Il n’était plus qu’un jeune mâle soudain pubère dont l’heure a sonné d’exercer de miraculeuses et fatales forces »… D’où vient pourtant qu’on arrive au bout de ce court roman comme sans s’en apercevoir, avec l’impression de sortir d’un récit plein d’allant et, somme toute, rondement mené ? L’absence de descriptions et de pauses pittoresques ? L’art de la coïncidence et du glissement ?... La souplesse : celle de François, celle de la narration, celle de la narratrice, aimerait-on dire, la confondant avec une écrivaine dont tout montre qu’elle fut aussi une femme libre.

 

Et puis, au moins, pas de bons sentiments. La naïve jupière seule avec son amoureux : « "Je suis orphelin. Je n’ai plus ni père ni mère." Elle ouvrit grand la bouche. C’était trop beau ». Ledit amoureux, quelques pages plus loin, est arrivé à ses fins avec la même : « Ah ! l’amour ! C’est cela ? C’est cette attrape-là ? (…) Tant avant, si peu de choses après ! » Ouvrière, révolté, notaire, personne n’échappe au ton grinçant. Satire ou cynisme ? On ne sait pas trop. Et cette indécision narquoise va bien à une histoire de jeunesse et de désir, portée et emportée par la jubilation de narrer.

 

P. A.

 

photo Pierre Ahnne

 

(1) Voir ici

(2) Sur Antenne 2, dans le cadre d’une série intitulée Les Amours des années folles

 

Illustrations : bois gravés de Claude René-Martin pour le roman de Lucie Delarue-Mardrus François et la liberté

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F
Article très intéressant. Je ne connaissais cette dame, normande (comme moi).<br /> Merci pour cette lecture agréable.
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