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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Les Grandes Poupées, Céline Debayle (Arléa)

www.pinterest.frÀ première vue, rien de commun entre Baudelaire et Apollonie (Arléa, 2019, voir ICI) et Les Grandes Poupées : le premier roman de Céline Debayle mettait en scène des figures célèbres de l’histoire littéraire, celui-ci montre des gens modestes, garçons de café, ouvrières, dont on ne sait trop s’ils ont existé — même si l’histoire est, nous dit-on, « puisée, en partie », dans la vie de son auteure ; le couple était au centre du récit qui évoquait le poète et sa muse ; ici, il est question de la famille ; on était dans le monde de l’art, voilà qu’on plonge dans le quotidien le plus immédiat.

 

Pourtant… Il y a, comme dans le premier opus, une stricte unité de temps et de lieu : l’été 1953, celui des sept ans de Josette ; « une maison égarée entre pins et lavandes », au lieu-dit Les Pins-Verts, près d’Antibes, où Odette, quittant précipitamment Marseille et son mari, est venue se réfugier avec sa fille. « Il y a deux femmes et deux fillettes », observe celle-ci. « Les blondes, tante Emma et Alice — sept ans aussi —, et les brunes, ma mère Odette et moi. Plus d’hommes à la maison, plus de mégots ratatinés dans le cendrier, de résultats de football à la TSF le dimanche soir ».

 

Indochine, grenadine, jaja

 

Mais, comme dans Baudelaire et Apollonie, des analepses pour ouvrir sur le passé et le faire tenir dans l’espace resserré du présent. Et ce passé, pour la petite narratrice déboussolée, c’est son père, ce serveur de restaurant au chômage, un peu alcoolique, un peu truand, qu’elle adore toujours et qui l’adulait. Quel a été le déclencheur exact d’une rupture qui menaçait de se produire depuis que notre homme, expulsé du restaurant Lou Pescadou, s’était mis à fréquenter le Balto avec sa fille, l’une y buvant de la grenadine, l’autre « du jaja » ?...

 

On pourrait relever encore d’autres points communs entre l’histoire d’Apollonie et celle de Josette, telles que nous les raconte Céline Debayle… On retrouve son goût pour les perceptions, les couleurs vives et les odeurs fruitées. Et son souci de peindre une époque. Celle, en l’occurrence, où « le siècle était pile à mi-course », « l’époque de la cigarette reine, des bouteilles consignées, du beurre à la coupe, des agents au carrefour avec le bâton blanc ». Et de l’Indochine, où on mourait beaucoup de part et d’autre, mais peu de gens s’en souciaient vraiment, à part celles et ceux dont les fils y étaient, ou, comme c’est le cas pour Emma, les époux. Aux Pins-Verts, on parle beaucoup de la guerre. Alice donne des cours à Josette : « Elle m’a appris l’attaque aéroportée, le sabotage, le bo-doï (…), la différence entre cagna et barda, bérets rouges et bérets verts ». Tante Emma n’a à la bouche que son héros de mari, lequel se félicite, dans ses lettres, de casser du Viêt. « Cet oncle, je le déteste, au point de soutenir ses ennemis » avoue la nièce. « Tous, surtout les kamikazes rampant sous les barbelés, un explosif dans un bambou ».

 

« Poivrot feignant » contre « troufion tocard »

 

« Que de guerres, cet été-là, dans la maison féminine »… Car la mère et la tante ne cessent d’opposer le héros au « zéro », si bien qu’au conflit lointain, aux disputes des cousines, à l’hostilité de Josette pour Emma s’ajoute la guerre des images paternelles, qu’on s’envoie gaillardement à la figure : « Poivrot feignant », contre « Troufion tocard ». Mais ce conflit-ci est inégal, et Josette y est toujours perdante (« "Tu es vicieuse comme ton père", me tance Emma »).

 

Deux guerres ou plus, deux pères, que « la vie (…) a jetés aux antipodes, action et inactivité, règle et désordre, bon et mauvais exemple »… Comment, pour une fillette, s’arranger d’un père dégradé et universellement vomi ? Comment faire avec l’amour pour un tel père, si aimant, si aimé (« Sa peau, j’en raffolais, la pétrissais comme une pâte à modeler. Et sa chevelure ? Mon jouet préféré »). « Pourquoi c’est un salopard ? » Car ce n’est pas, en tout cas, un père abusif, et le roman de Céline Debayle n’est pas un récit supplémentaire d’enfance violée. Du moins pas comme ça. Le seul viol a eu lieu par l’image, quand Papa a emmené Josette dans un endroit un peu spécial, mais bien décoré : « Je dévorais les images, plus marrantes que Bécassine fait du scoutisme. Il y avait des bagues aux orteils, des anneaux aux chevilles, des culottes rigolotes… ». « — Tu ne t’ennuies pas, princesse ? — Non ! Je joue avec les pin-up ! ».

 

Le meilleur du livre se tient sur cette ligne de crête entre vision de l’enfant et, dans un discret surplomb, entre les lignes, regard de l’adulte. Un équilibre délicat, qui n’est pas sans rappeler, parfois, en moins sombre, le Luc Dietrich du Bonheur des tristes. De temps en temps, il est rompu. Mais jamais pour longtemps, et toujours sans lourdeurs. On revient vite à Josette, à l’écriture colorée, toute en sauts et en ruptures, qui dit ses pétulances et ses angoisses. Car l’équilibre est aussi celui du ton, toujours alerte, souvent drôle, et, par l’effet même de cette légèreté apparente, réellement déchirant et grave. « J’en apprends tant cet été-là. Des mots de guerre lointaine, et des mots de guerre proche (…) devant une assiette de farcis ou le Journal de Lisette ». En effet. Drôle (de roman) d’éducation.

 

P. A.

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