Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Avec les écrivains du Nord, on n’est jamais très loin de la Bible. De Selma Lagerlöf à Pär Lagerkvist (Barabbas, 1950, Stock, 2008) ou à Torgny Lindgren (Bethsabée, 1984, Actes Sud, 1986), tout tourne volontiers autour de la présence ou de l’absence de Dieu. Et s’il fallait ajouter à la littérature le cinéma (Dreyer, Bergman), que dire ?...
Lars Petter Sveen, auteur norvégien né en 1981, s’inscrit donc, avec son troisième roman, dans une certaine tradition : celle, spécifiquement, d’un récit « biblique » qu’il ne faudrait surtout pas vouloir prendre pour un roman historique. Comme nous sommes à une époque où tout doit nous parler, immédiatement et sans détour, sous peine d’être considéré comme inactuel, la quatrième de couverture annonce un livre « dont les résonances avec la situation actuelle de Gaza et du Moyen-Orient, de Daech et de la montée de l’extrémisme sont frappantes ». On peut toujours dire ça. Peut-être est-ce même ce que l’auteur, pour une part, a voulu dire. Le dernier chapitre, un tantinet discursif et démonstratif, pourrait le laisser craindre. Mais, même si tel est effectivement le cas, notre homme s’est laissé déborder, tant mieux, par son propre texte, que son étrangeté suffirait à mettre loin au-delà du plaidoyer comme du sermon.
« Le ciel était constellé d’étoiles… »
Ça commence de nuit. Pas n’importe quelle nuit : « Sous le règne d’Hérode le Grand, à Bethléem. Nous étions à la recherche d’un petit roi des Juifs, qui était né récemment. Le ciel était constellé d’étoiles et nous étions là pour le tuer ». Dans ce récit qui porte en exergue une citation tirée de l’Évangile de Jean, tout se passera souvent pendant la nuit. Car les ténèbres, comme la lumière, y sont aussi métaphoriques. On massacre beaucoup, pas que les Innocents. Le pays et le monde sont en proie à la confusion et à la violence. Pris entre les brigands, les occupants romains, qui crucifient à tout-va, les rebelles juifs, qui assassinent les « collaborateurs » en plein Temple de Jérusalem, le reste de la population (cultivateurs misérables, enfants des rues, prostituées, lépreux…) tremble et essaie de survivre tant bien que mal.
Le responsable de cet état de choses intervient directement et souvent, s’adressant à divers personnages du récit. C’est un vieillard aveugle, qui, pourtant, « voi[t] une multitude de choses ». Il tient toujours les mêmes propos : « Je suis ce qui demeure dans l’ombre tandis que la lumière tombe ailleurs » ; « Le bien ne délivrera personne du mal, vous ne pouvez compter que sur vous-même ». Il est explicitement nommé : « Satan me cherche. Il arrachera certains d’entre vous à ce monde, mais il ne parviendra pas à le garder ». Celui qui parle ainsi s’efforce de faire luire un peu de lumière dans l’obscurité dominante. C’est Jésus. Et la réussite du récit se mesure à l’intensité, loin de tout sentimentalisme saint-sulpicien, des scènes dans lesquelles il intervient.
La lumière et les ténèbres, donc. Peut-on pour autant parler de manichéisme ? Pas vraiment. Certes, les démons sont partout. « La marque de la bête (…) peut être placée sur n’importe qui » et défigurer n’importe quel visage. Parfois, simplement, quelqu’un sent que « quelque chose a changé », « a été placé à l’intérieur de [lui] ». « Leur cruauté s’installe en nous, leur malfaisance devient notre malfaisance », dit un des héros. Mais un autre ajoutera : « Il y a une part de mal en nous tous » et « nous devons en faire une part de tout le bien que nous faisons ».
« Nous créons de nouvelles histoires »
D’ailleurs, les choses vont et viennent. Les mêmes personnages apparaissent, disparaissent, ressurgissent plus loin, tantôt perdus, tantôt sauvés, alternativement mauvais ou s’efforçant de bien agir. Ce sont des soldats romains, des meurtriers, des disciples du Maître, tels André, Pierre ou Judas, des femmes maltraitées… Les uns sont vivants, d’autres morts et parlant depuis l’au-delà (où ils n’ont pas l’air beaucoup mieux que sur terre). Ils s’expriment à la première personne, puis, ailleurs, sont vus de l’extérieur par un autre ou prêtent leur point de vue à un narrateur externe. Toutes leurs histoires s’entrecroisent, forment progressivement un réseau. Des passages énigmatiques s’éclairent cependant qu’on avance, insensiblement, dans le temps, depuis la naissance du Christ jusqu’à quelques décennies après sa mort.
Ce sont toutes ces histoires qui constituent les vraies héroïnes de ce curieux roman. Car, réécrivant (très librement) les Évangiles, il fait de la grande histoire qu’il raconte un conflit entre ce qu’aujourd’hui on appellerait sans doute divers récits. Il y a ceux de Satan (« Je leur raconte les histoires qu’ils veulent entendre ») ; il y a ceux de Jésus (« Nous créons de nouvelles histoires, nous ne sommes plus seuls ») ; il y a ceux de tout un chacun, essayant de faire le tri et de savoir à quoi adhérer, puisque « chacun de nous à de nombreuses histoires », bien sûr.
Satan se soucie que chacun ait son histoire et s’inscrive dans l’Histoire tout court : « Vous savez ce que c’est que de se battre pour ses droits » ; « Vous feriez mieux de prier pour une histoire dont vous pourriez faire partie, une histoire en laquelle vous pourriez croire ». Cependant, un autre récit, différent pour chacun mais le même pour tous, trace son chemin dans l’imbroglio des récits divers, comme la lumière dans les ténèbres. La radicalité du roman de Lars Petter Sveen est de constituer, sans bavardage, par la seule complexité de ses détours, un analogon parfait du monde tel qu’il veut nous le faire voir.
P. A.
Illustration : Duccio di Buoninsegna, La Tentation du Christ (1305-1311)