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Simon Liberati aime les années 1960-70 et les grands hommes. Y compris quand ce sont des femmes — Jayne Mansfield 1967 (Grasset, 2011). Il combine ces goûts avec un certain penchant sado-bataillesque pour les bas-fonds, comme cela apparaissait dans l’excellent California Girls (Grasset, 2016, voir ici). Son nouveau roman, au titre emprunté à Dostoïevski, témoigne de ces diverses passions.
Dans la famille (russe blanche) Tcherepakine, il y a la mère, suicidée, le père, évanescent, le frère (Serge) et la sœur (Taïné) qui couchent ensemble, le jeune frère (Alexis), qui est homo. Plus Donatien, lequel « n’est pas de la famille » mais s’y est glissé, et que « les longues boucles brunes de ses cheveux (…) [font] ressembler à un portrait italien de la Renaissance ».
Plusieurs romans en un
On est un peu décontenancé au premier abord par une accumulation aussi ostensible d’éléments romanesques. De fait, il y a plusieurs romans, plus ou moins successifs, dans ce livre. Celui de Serge et de Taïné, vite achevé, par un accident de voiture qui tue l’un et envoie l’autre à New York faire refaire, à grands frais, son visage. Celui de Donatien, qui se rêve écrivain et fréquente les vieilles gloires, Morand, Aragon, Jouhandeau ; cependant, quand il prendra vraiment la plume, ce sera pour produire « une bluette sentimentale à Saint-Germain-des-Prés, à peine quelques saillies à la Cocteau ou à la Sagan, sa photo en minet sur la jaquette et voilà tout ». Il y a l’histoire de Taïné, qui est peut-être l’héroïne. « Nul n’avait prévu qu’elle reviendrait [d’Amérique] avec la personnalité d’une autre » (même si on cerne mal sa personnalité d’avant). Elle aussi a des velléités littéraires, mais elle se contentera d’introduire Andy Warhol au Festival de Cannes de 1967, puis de se rendre en Thaïlande chez les vrai.e.s auteur.e.s d’Emmanuelle. Là, « la morphine, la lecture de Baudelaire et de Thomas de Quincey la [font] flotter dans un monde sans forme durable ». Il lui arrive, entre deux orgies, « de regarder son sexe dans un miroir de poche et d’imaginer qu’un phallus [va] lui pousser au-dessus de la fente ».
Il y a enfin l’histoire d’Alexis, qui partage la vie (de bohème) d’un Anglais (forcément) décadent, et n’en reste pas moins le plus original et le plus attachant de tous. Les démons, ce sont tous ces gens-là, sans doute. Aucun de leurs romans successifs n’en devient vraiment un, car ce qui intéresse Simon Liberati, c’est autre chose. Ce sont les grands hommes, à nouveau, qui grouillent dans ce livre où le name-dropping est au-delà du snobisme : Aragon et Elsa croisent Johnny Hallyday au concert de James Brown ; déjeunant chez les Lazareff, Taïné rencontre « Gunter Sachs, le récent mari play-boy de Brigitte Bardot » ; Alexis, à Saint-Trop., croisera Brigitte elle-même… Truman Capote est un personnage important, et, il faut l’avouer, un des plus réussis.
Drôle d’époque
Ce qui intéresse Liberati, c’est aussi, une fois de plus, l’époque. Une époque où, paraît-il, on savait « met[tre] de la littérature dans la vie » et jouir d’une « part joueuse et maudite qui a disparu du monde vers 1975 ». On s’étonne un peu d’entendre dire que, dans le monde interlope où baignent Alexis et son Anglais, on ne trouve « aucun bourgeois ou presque » ; on n’est pas tout à fait sûr qu’« à la fin des années 1960, le hasard réservait plus de surprises à ceux qui cherchaient un sens à donner à leur vie qu’à d’autres époques ». Mais le goût de la phrase pour la phrase conduit parfois à quelques errements… Connaissant l’ouvrage, je doute qu’il soit possible de serrer « une branche de lilas cueillie à Bagatelle » dans « un Guide romain antique ». On ne sait trop non plus ce qu’il faut penser de l’attrait exercé sur Taïné par les B52 partant de Thaïlande « bombarder les populations civiles » du Laos, et les considérations sur le « lien entre la beauté subversive de ces bombardiers, les cercueils, la peinture argentée et les perruques des travestis » risquent de constituer la seule obscénité d’un ouvrage qui se voudrait si provocant.
Mais Liberati aime la phrase. Il aime le style, et s’en griser. Cela nous vaut un éblouissant début en panoramique, et une élégance classique dans les descriptions ou portraits qu’on aimerait moins rare de nos jours (« D’une carnation vert pâle, il était extraordinairement sec, au point que son système nerveux ressortait en relief bleu sous la peau. Quand Alexis le rencontra, il portait des kimonos usés et vivait en pantoufles dans un hôtel médiocre d’Antibes, apprenant par cœur des poèmes de Max Jacob »). Cependant cette fascination pour la belle forme aggrave encore l’impression d’assister à une pavane colorée mais un peu vaine. De quoi nous parlait ce roman, au fond ? De gens qui connaissaient des gens ?...
P. A.