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Flaubert donnait en son temps le coup d’envoi d’une certaine modernité avec L’Éducation sentimentale, roman d’éducation où l’on ne s’éduque à rien, où l’on ne s’achemine vers rien sauf des regrets toujours déjà là dès le début. Eduardo Mendoza, qui a décidé, paraît-il, d’écrire ses Mémoires sous forme de trilogie romanesque, suit, pour l’instant, l’exemple de l’ermite de Croisset, dans un premier volume jamais décevant mais de bout en bout déceptif. Et qui fait, sans doute justement pour cela, le portrait de toute une époque.
Faux picaro
Comme Mendoza, Rufo Batalla, le narrateur, est né dans une famille de la moyenne bourgeoisie barcelonaise. Comme lui, il a grandi, est devenu adolescent, puis jeune homme, sous le franquisme finissant. Comme lui encore, il fuit Barcelone pour New York, où Mendoza a été traducteur à l’ONU tandis que son héros sera, quant à lui, employé dans d’obscurs services commerciaux dépendant de l’ambassade d’Espagne. Le livre se place cependant clairement du côté du roman. Picaresque, naturellement… Tout, au départ, promet l’aventure : en Espagne, Rufo, journaliste dans un magazine spécialiste des têtes couronnées, rencontre « le roi » du titre, qui n’est pas roi, mais prince en exil d’une Livonie plus fantaisiste qu’historique, et incluse pour le moment dans l’URSS. L’homme est pourtant bien décidé à monter sur le trône un jour, et la soirée où il semble se prendre d’amitié pour le personnage principal paraît donc annoncer une intrigue politique et d’espionnage, compliquée par la liaison que celui-ci a entamée avec la « reine », une certaine Monica, dont il ignorait l’illustre destin. À travers voyages, péripéties, rencontres de figures multiples appartenant à tous les milieux, on peut donc raisonnablement s’attendre à ce que notre jeune héros gravisse la fameuse échelle sociale.
Sauf qu’on ne reverra qu’à peine le prince, que rien de spectaculaire n’arrivera au narrateur, et qu’à New York même ses seules vraies aventures seront d’ordre climatique, d’ouragans en chutes de neige contemplées à travers les vitres d’un appartement quelque peu sinistre. Un faux roman d’éducation, donc. Mais tout est en trompe-l’œil dans ce récit faussement nonchalant, constamment malicieux, plein de pistes qui tournent court, de détails essentiels annoncés après coup comme en passant, où tout commence et tout finit par un pastiche : article consacré à un mariage aristocratique dès la première page, long récit historique et ironique des origines de la Livonie à la fin.
« … à l’écart »
Une manière d’indiquer l’ancrage dans une époque où l’actualité fait l’Histoire. Autour de Rufo, tout bouge : les échos de Mai 68 atteignent une Espagne encore somnolente, « comme le brouhaha d’une réunion à laquelle on n’a pas été invité » ; la Tchécoslovaquie s’agite ; les Beatles se séparent ; le scandale du Watergate grossit ; Carrero Blanco saute ; Andy Warhol s’impose et les gays s’émancipent… « Le temps passait, les choses qui m’entouraient touchaient à leur fin et, si je ne réagissais pas rapidement, ma vie aussi passerait comme elle avait été depuis le début : immobile, sombre et désespérée ». Ainsi s’exprime Rufo. Les femmes se succèdent près de lui : Claudia, Monica, Valentina… Il les quitte quand elles l’aiment ; quand c’est lui qui voudrait les retenir, elles s’esquivent. Non sans avoir brossé de lui des portraits privés d’indulgence : « Tu es égoïste et tu n’as même pas le courage de l’être ouvertement. Cela te rend menteur et faux, envers les autres et envers toi-même » ; « Un travail sans avenir et une relation sentimentale sans avenir, l’idéal pour se contenter de vivoter en attendant qu’il se passe quelque chose ou que je ne sais quoi décide à ta place ». Mais lui-même est sans illusions : « Mon appartement était vide, le frigo était vide, mon séjour à New York, mon travail, mes amitiés et ma vie sentimentale me semblaient un simple hologramme projeté dans le vide ».
Lui qui, de passage à Prague, « [s’]imagin[ait] protagoniste d’un roman d’espionnage »… Lui qui, dans une soirée, adopte vis-à-vis d’une jeune femme la stratégie du « prince André avec Natacha » ! Mais ce personnage à l’imaginaire si littéraire est peut-être, du fait même de sa position « à l’écart » (derniers mots du livre), le meilleur des spectateurs, des auditeurs, et, surtout, des narrateurs. On discute de tout, dans ce roman : de politique, « de liberté, de pouvoir et de démocratie », comme le dit la quatrième de couverture, mais aussi de religion, d’art, de relations entre les sexes… Toujours sur fond de scepticisme, mais entre personnages souvent déjantés et dans des dialogues volontiers désopilants. Comme le sont les récits de fêtes, les innombrables anecdotes, les incidents de la vie de bureau. Ce livre de l’impuissance et de la vanité des choses n’est jamais ennuyeux ni vain. Au contraire, il se laisse dévorer en riant — c’est son tour de force.
Que reste-t-il, quand l’enthousiasme est mort avec les illusions, que le désir hésite, et que les grandes idées révèlent leur substance friable ?... L’art de conter.
P. A.