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Disons-le tout de suite, ce premier roman d’un enseignant australien est un livre étrange et passablement remarquable. Pourtant, on en a lu beaucoup, des histoires de pères et de fils. Les Anglo-Saxons adorent ça. Et les histoires de baleines et autres gros poissons, ils les adorent aussi. Il y a Melville, bien sûr, et Hemingway ; et puis, il y a la Bible, dans laquelle on trouve tout : un Père, un Fils, un homme avalé par un gros poisson…
Le texte de Ben Hobson est l’héritier de tous ceux-là et reste néanmoins profondément original. À l’image de ses héros. Sam, 13 ans (« le petit »), est conscient de l’étrangeté de son père, Walt (la plupart du temps, simplement « son père »). Sa singularité est inscrite dans son corps, dans les doigts qui manquent à sa main droite, perdus pendant la guerre mais accidentellement. Quand le roman commence, sa femme vient de mourir. Le veuf vend la maison avec tout ce qu’elle contient et emmène l’orphelin construire un abri précaire dans le bush, en attendant, dit-il, une demeure plus solide. Après quoi, la saison des baleines revenant, il lui propose de l’accompagner sur Moreton Island, centre de pêche et de dépeçage : « Tu pourras commencer par m’assister (…). Ça te permettra de te former pour plus tard (…). Tu apprendrais un travail, tu pourrais devenir un homme ».
« Chercher à atteindre un objectif qu’il ne s’était pas fixé à lui-même… »
L’essentiel du livre relate les semaines passées à réaliser ce projet bizarre, dans l’usine où l’enfant va vite en venir à participer au découpage des cétacés. Plongée dans un monde exclusivement masculin, au cours de laquelle il découvre « que les hommes peuvent dire une chose et en faire une autre », éprouve l’exaltation du travail fait en commun, voit couler le sang, quête sans cesse l’approbation d’un père qui reste insaisissable. Jusqu’à ce que l’enfant se blesse à la main avec son couteau à dépecer, et se voie renvoyé seul sur le contient, avec pour seule consigne de se rendre à l’hôpital. En fait, il ira détruire l’abri édifié avec « son père démissionnaire, ce bon à rien », puis se lancera, pour rejoindre le même, dans une prodigieuse aventure en radeau, au terme de laquelle il répondra enfin à l’injonction initiale de devenir un homme.
Roman d’éducation, donc, qui est aussi un roman de deuil, pour le père (« Si tu faisais tout comme moi, ma vie n’aurait pas à changer. Je n’avais pas compris que tout avait déjà changé, que je le veuille ou non ») comme pour le fils. Entre mort réelle de la mère et meurtre symbolique du géniteur, le récit d’une année charnière, qui verra mourir et renaître ce fils lui-même. Dans une violence permanente et ordinaire, celui-ci découvre, on l’a dit, la masculinité, et peine à trouver sa place face à un modèle paternel auquel il aspire et qui lui est profondément antipathique : « Tel serait sans doute son destin : chercher à atteindre un objectif qu’il ne s’était pas fixé à lui-même ».
« Devenir une baleine »
Être un fils, est-ce être un enfant ? Devenir un homme ? Ou, peut-être, un animal ?... Le titre anglais, To Become a Whale, le suggère, et tout un bestiaire, à la fois quotidien et quasi fabuleux, hante le livre. Sam y cherche des repères. Il est un peu Albert, son chien affublé d’un nom humain (« un chouette nom pour un chien »). Quand la première baleine qu’il verra dépecer passe devant lui, il « aperç[oit] brièvement ses yeux et il se rappel[le] les pupilles béantes de sa mère ». Et il imagine aussi « le cadavre de [celle-ci] dotée d’ailes osseuses » comme les chauves-souris, autres créatures récurrentes.
Tout est mystère aux yeux de ce « petit », tendu dans son effort incessant pour comprendre ce qu’il est et ce que sont les autres. Dans le texte, ce mystère est en permanence palpable, alors même que tout est dit : les gestes, les lieux, les lumières, décrits avec une minutieuse obstination, comme autant d’énigmes auxquelles on reviendrait sans fin se heurter ; mais aussi, dans un troublant mélange d’opacité et de transparence, les pensées elles-mêmes — celles de l’enfant, dont on adopte, du début à la fin, le point de vue, et qui, pourtant, garde sa part obscure, celle, sans doute, qu’il conserve à ses propres yeux.
On peut regretter que la fin, un peu trop explicite (et optimiste ?) vienne mettre à mal ce climat hypnotique. Mais, avant les accablants remerciements désormais d’usage chez les romanciers anglo-saxons, elle n’occupe que quelques pages… Pas de quoi changer grand-chose à tout ce qui précède, et qui fait du premier livre de Ben Hobson un roman d’une rude et fascinante beauté.
P. A.