Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
L’erreur serait de lire ce très gros livre comme un roman. Bien sûr, il en a les apparences… Bobby Western (déjà tout un programme) est plongeur. Envoyé sous la mer visiter un avion qui s’y est écrasé, il lui trouve un aspect bizarre. Les morts y sont sagement attachés à leur place, sauf un, qui fait défaut. La boîte noire a disparu. Le FBI, qui semble penser que Bobby en sait trop, a pris la boîte ou caché le macchabée, espionne le héros, le suit et le persécute. Son compagnon de plongée meurt dans des conditions peu claires. Par ailleurs, ledit héros avait une sœur, Alicia, laquelle s’est suicidée après un séjour en clinique psychiatrique. Tous deux étaient épris l’un de l’autre. « La beauté a le pouvoir d’engendrer un deuil hors de portée des autres tragédies »… Bobby, dix ans après, porte toujours le deuil. Il a lu toutes les lettres d’Alicia sauf la dernière. Tant qu’il ne l’a pas fait, « l’histoire n’est pas finie ».
On a indéniablement là les ingrédients d’un possible romanesque. Mais toutes les pistes (il y en a bien plus de deux) sont déceptives, la lettre restera muette et le dernier passager absent. Plutôt qu’un roman, l’écrivain nonagénaire construit pour nous quelque chose comme, disons… une sculpture moderne, dont la signification résulte du seul jeu des volumes, des surfaces et de la lumière.
« On ne peut pas saisir le monde »
Sauf qu’elle comprend deux dimensions et non pas trois. La première, la plus évidente, est verticale. Bobby Western, on l’a dit, est plongeur, ce qui nous vaut de beaux épisodes sous la mer ou dans le fond obscur des fleuves de Louisiane. Et le personnage plonge aussi dans son passé, dans celui de sa sœur, dont les hallucinations, animées par « le Thalidomide Kid » (« Ce n’étaient pas vraiment des mains. Plutôt des nageoires ») et ses acolytes dignes d'un film de Lynch, alternent, en italique, avec le récit principal. Mais aux profondeurs personnelles s’ajoutent celles du passé, le Vietnam, l’assassinat de Kennedy et, surtout, la naissance de la bombe atomique, puisque le père d’Alicia et de Bobby, brillant physicien, a participé à sa conception. « Western [est] pleinement conscient qu’il [doit] son existence à Adolf Hitler. Que les forces historiques qui [ont] intégré à la grande tapisserie sa vie tourmentée [sont] celles d’Auschwitz et d’Hiroshima ».
Accablé d’une double culpabilité, historique (voir ci-dessus) et individuelle (« La seule chose qu’on m’ait demandée dans ma vie, c’était de veiller sur elle. Et je l’ai laissée mourir »), notre homme, lui-même ferré, comme l’était la brillantissime Alicia, en mathématiques et en physique, descend aussi, à l’occasion, au cours de longues conversations peu limpides pour le profane, dans les mystères du monde, y compris quantiques. Non seulement le pouvoir nous cache bien des choses mais l’infiniment petit est semé d’« anomalies ». « L’un des problèmes de la mécanique quantique réside forcément dans la difficulté à admettre le simple fait qu’il n’existe pas d’information en soi »… Mise en abyme ? C’est en tout cas de ce côté-là qu’il faut chercher la clé de ce livre singulier : « On ne peut pas saisir le monde. On peut juste dessiner une image. Que ce soit un aurochs sur le mur d’une caverne ou une équation aux dérivées partielles ça revient au même. La vache. C’est qu’il vente, putain ».
Apparences du roman, roman des apparences
Qu’est-ce que la réalité ? Voilà en somme la question clé, que n’éclairera nulle plongée dans les abîmes du temps ou de la matière. Et ce n’est pas la dimension horizontale du livre qui aidera davantage à y répondre. Bobby Western, en plus de tout le reste, a été un certain temps coureur automobile. Les allées et venues, la pure circulation, de La Nouvelle-Orléans à Knoxville (Tennessee), à Paris ou à Ibiza, sont les seules étapes d’une narration qui reste purement factuelle, tout en gestes, et en longs dialogues allusifs n’omettant pas le moindre « Oui ». La phrase va souvent dans le même sens, accumulative, maniaquement riche en détails (« Il tendit la main et ramassa son sac et se leva et salua l’assemblée de la tête et s’éloigna dans Bourbon Street avec le sac sur l’épaule »).
À propos de Faulkner, à qui il a consacré un beau livre (1), Pierre Bergounioux parle d’une « façon méprisante de raconter ». La formule convient parfaitement à McCarthy, qui fait, lui aussi, comme si son lecteur savait tout. Ce sont en effet des « images » qu’il « dessine » et déploie devant lui, énigmatiques, des visions souvent magnifiques – telles ces villes nocturnes dont « les réverbères se dress[ent] en globes de buée », ou cette rivière, « corde d’argent élimée qui coul[e] vers le sud dans son lit en tresses, infiltrant les bancs de sable dans le couchant bordeaux ». Beauté des phrases et excellence de la traduction ajoutent à notre fascination et à notre inconfort. On scrute ces tableaux, on les interroge, sommés de partager la vérité qu’ils recouvrent en la désignant, et qui, peut-être, n’existe pas. Roman des apparences ou apparences du roman… En tout cas, impressionnant analogon d’un monde qu’on sent tragique en son opacité.
P. A.
(1) Jusqu’à Faulkner (Gallimard, collection L’Un et l’autre, 2002)
Illustration : le Mississipi