Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le Kerry, en Irlande, est un bien bel endroit. Et l’Irlande tout court, c’est-à-dire tout entière, a bien des charmes. Je me suis déjà demandé plusieurs fois d’où procède la fascination qu’inspire le vert pays des harpes : situation à l’extrême pointe du monde occidental ? histoire tragique ? splendeur des paysages ? multiplicité des grands écrivains (lesquels, bien souvent, se sont empressés de fuir la mère patrie) ? un peu tout ça ?
Martha aussi se pose la question : qu’est-ce qui « l’attire tant dans ce petit pays » ? Car, comme Sue Hubbard, elle est, quoique anglaise, indéniablement sous le charme. Mais, contrairement à l’auteure, elle n’est pas poétesse. Elle n’est qu’enseignante, et son mari, Brendan, galeriste, marchand de tableaux, spécialiste de l’art contemporain, vient de mourir. C’était lui, l’Irlandais du couple. Un Irlandais très londonien, mais qui allait quand même séjourner de temps à autre dans le Kerry de son enfance. À présent, il faut bien vider le vieux cottage où Martha, depuis des années, ne voulait pas revenir. Comme elle le craignait, son retour sur les lieux va réveiller en elle les souvenirs d’un autre deuil et d’un autre disparu : leur fils, Bruno, mort accidentellement, encore enfant.
La vie des gens
Autour de cette femme éplorée apparaissent divers personnages. Eugene, qui profite à plein du miracle celtique (on est en 2007), rêve de faire construire un luxueux complexe hôtelier sur les falaises battues des vents ; il n’est pas purement odieux, mais pas non plus très sympathique. Paddy O’Connell, qui, comme son nom le suggère, s’accroche à sa terre et à son mode de vie traditionnel, est franchement sympa. Quant à Colm, qui, revenu à la terre après quelques années de fac à Dublin, chante dans les pubs sa propre poésie, il est non seulement sympa mais séduisant.
Martha se sait « prisonnière du passé, mais n’os[e] pas avancer vers un avenir inconnu. Elle [a] atteint le point fatidique qui sépare l’existence du néant ». Et ce moment d’équilibre se distend, se prolonge, presque tout au long d’un livre qui ne la voit évoluer que quasi insensiblement, jusqu’aux dernières pages, où des événements indéniables, mais somme toute minces, vont provoquer un dénouement. Avant, le récit se maintient, c’est là son originalité, dans une immobilité aussi granitique que les paysages qu’il évoque. Ce roman oscille entre ethnographie et poésie.
L’ethnographie, c’est le moins bon côté. Beaucoup de descriptions de l’existence campagnarde d’antan, de discours à propos de la vie des gens « qui se [sont] battus contre les broussailles et les tourbières afin de tailler des lopins aujourd’hui abandonnés ». Puis, la modernité, avec ses « constructions [qui] défigurent cette côte autrefois sauvage », est arrivée. « Il y a peu », les habitants du Kerry « étaient des paysans qui apportaient leur lait au marché sur une charrette, croyaient aux fées et au péché originel, à l’Immaculée Conception et aux statues qui pleurent. Maintenant, ils veulent tous être agents immobiliers ». C’est triste.
« Dans la nuit anthracite »
Il serait pourtant injuste de taxer Sue Hubbard de passéisme sans recul. Elle se méfie, malgré les apparences, des mythes, du bon vieux temps et de l’exaltation new age. Et elle charge le jeune Colm de rappeler que « l’Irlande a toujours été pleine de familles dysfonctionnelles, de vies tristes et sans amour, de maladie, de vieillesse, de religion opprimante et de pluie ».
N’empêche que le vrai cœur du livre n’est pas dans ces considérations socio-historiques mais, comme son titre, y compris en anglais (Rainsongs), l’indique, dans ce qui le rattache au poème plutôt qu’au roman. Un bref chapitre nous propose une curieuse mise en abyme. Martha a proposé à Colm de lire ses écrits, et lui donne, dans une lettre, son opinion : l’enseignante endeuillée parle au poète en devenir ; quand elle le cite, c’est l’auteure confirmée qu’elle cite — comme celle-ci l’avoue en fin de volume. Et c’est par la plume de Martha que, s’adressant à elle-même sous les traits de Colm, Sue Hubbard nous délivre ce qui constitue sans doute un art poétique : « Quand vous décrivez la lande sombre, les falaises et les tourbières, vous ne semblez pas (…) créer des symboles mais plutôt (…) révéler l’essence des choses. Et cette essence (…) est l’individualité intrinsèque et la solitude innée de toutes les choses animées et inanimées ».
Cette « solitude innée » est le vrai centre d’un livre auquel, grâce à elle, on n’en voudra pas d’être par ailleurs un peu trop long et parfois bavard. La spiritualité athée qui s’y affirme répond à celle, mystique, et souvent évoquée, qui poussa, au haut Moyen Âge, des moines à s’isoler sur les farouches îles Skellig, au large des côtes du Kerry. Elle imprègne l’évocation des paysages de pierre et d’eau, le plus souvent lavés de pluie, où « la mort est à portée de main », présente dans les « cottages délabrés » près desquels « un corbeau solitaire becquette la carcasse d’un agneau ». À les parcourir, on a le sentiment, pour parler comme « Colm », que « la vie n’est que cet instant / à minuit : une bougie vacillante / et un vent terrible / hurlant à travers un large détroit / comme un être perdu dans la nuit anthracite ».
P. A.