Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En 2017, j’avais été très impressionné par La Rivière (Gallimard). Dans ce qui n’était ni roman ni récit de voyage, la poétesse et traductrice Esther Kinsky explorait les régions intermédiaires et les lieux inclassables de la réalité comme les frontières indécises des genres littéraires, avec une exceptionnelle acuité dans le regard. Voici qu’elle revient, chez Grasset, cette fois, mais par l’entremise du même grand traducteur, Olivier Le Lay, avec un livre peut-être plus riche et plus énigmatique encore que le précédent.
Triptyque
Comme le tableau de Fra Angelico dont la description le conclut, c’est un triptyque. Deux mois après la mort de son compagnon, la narratrice séjourne dans un village situé sur les contreforts des Apennins, près de Rome ; ce séjour la ramène au souvenir de nombreux autres séjours pendant son enfance et son adolescence, et de son père, passionné par l’Italie et mort lui aussi ; les figures de ces deux disparus se rejoignent à l’arrière-plan d’une troisième partie, d’un troisième voyage, dans la région des salines proches du delta du Pô. Le tout s’achève par l’évocation du tableau que le peintre franciscain a consacré à « la lamentatio, la messe des morts célébrée pour saint François d’Assise ».
Cette construction donne le sentiment d’un évident et mystérieux équilibre, chargé d’une signification qui s’offre et se dérobe, à l’image des lieux que le récit évoque, où arbres, clochers, vols d’oiseaux sont autant de « caractères », de « signes de ponctuation », de « brèves sentences » ou de mots griffonnés. Que disent-ils, dans leur langage muet ? Le deuil. Non seulement parce que la mort est partout, cimetières sur les collines, nécropoles souterraines, cadavres d’animaux, mais parce que les lumières, souvent hivernales, les couleurs et les sons constituent autant de variations sur la solitude et le manque de l’être aimé. Posée en introduction, l’opposition entre monde des vivants et monde des morts s’émousse à mesure que s’opère une étrange compénétration entre les deux univers.
Ce qui n’empêche pas l’humour. Il est toujours prêt à surgir, en saynettes impromptues, ainsi ces vieillards dont les grands gestes font « crépiter les manches en polyester de leurs doudounes » ou cette femme en manteau de fourrure et ses deux chiens paraissant, de dos, « ne plus former qu’une seule créature, un animal étrange et fabuleux qui n’[a] encore fait l’objet d’aucun récit ».
Parole de paysages
C’est en étrangère que celle qui parle ici observe le monde, lequel révèle pour elle ses détails incongrus. Cependant le sentiment d’être « en terre étrangère » et de devoir chaque jour « tout réapprendre à neuf » est aussi une autre forme que prend le deuil. On le comprend peu à peu, comme bien des choses dans ce texte qui révèle progressivement l’incroyable richesse du système d’échos et de correspondances liant ses courts chapitres entre eux par un réseau de motifs récurrents. Peupliers, anguilles, serpents, oiseaux sont des idéogrammes dont le sens s’éclaire à mesure qu’ils réapparaissent dans d’autres contextes — comme les paysages, aperçus selon différents angles, livrent à chaque fois de nouvelles « configurations ».
Car, comme c’était déjà le cas dans La Rivière, le paysage joue le rôle essentiel. Il n’est ni métaphore, ni lieu d’une communion romantique avec le spectateur, ni, comme dans le symbolisme, allusion à une dimension cachée. Dans son simple être-là, il offre à celle qui s’y tient les éléments d’un autre langage, dans lequel l’absence et la présence s’écrivent, semble-t-il, plus justement. Et c’est bien, à nouveau, la justesse et la précision extrêmes des perceptions, c’est-à-dire de l’écriture, qui frappe dans l’évocation des multiples paysages surgis à toutes les pages du Bosquet. Quelle que soit la minutie des détails renvoyant au monde naturel, tout, chez Esther Kinsky, fait paysage : y compris, peut-être surtout, les entre-deux nés de la civilisation urbaine moderne, qui ne sont ni nature ni ville — « étendues désertes et sans peuplement », semées de « constructions industrielles », de « bretelles d’autoroutes », « de commerces et d’enseignes au néon ».
À la station d’Ostia Lido, abandonnée à l’hiver, les volets sont baissés, les boutiques « barricadées », le Tibre « dont le cours s’étréc[it] et s’étrangl[e] entre des terrains utilitaires, cour[t] à travers marécages et marais littoraux »… Quelque part entre la vie et la mort, c’est le pays des ombres. Mais n’est-ce pas là notre pays ? Et la description du tableau final s’achève sur une constatation désolée : « le petit triangle de ciel bleu » qui y figure « n’attire les regards d’aucun des personnages de la scène », en train de pleurer le défunt ; « c’est en pure perte que le précieux lapis-lazuli fut péniblement extrait de la roche avant d’être réduit en poudre, il échoue à consoler ceux qui restent ».
P. A.