Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Tous les romans de Marie Sizun s’ancrent dans l’enfance. Et ici, comme souvent, c’est de la sienne qu’il s’agit. Mais l’auteure du Père de la petite sait toujours s’enfoncer assez profondément dans le souvenir pour atteindre ce point où il échappe à l’histoire personnelle d’un individu.
D’ailleurs, en l’occurrence, les images d’enfance évoquées dans les premières pages ne serviront que de point de départ à un travail de mémoire plus inhabituel et peut-être, d’une certaine façon, encore plus ambitieux. Au départ, donc : un secret de famille, qui a la complexité romanesque qu’affecte parfois la réalité en pareil cas ; les récits d’une vieille tante ; les photos sépia d’aïeux franco-suédois, « cheveux et moustache blancs » ou « visage de porcelaine sous une mousse de cheveux blonds » ; et, surtout, « un petit livret de maroquin noir » dont « les dernières pages ont été arrachées » — le journal de Hulda, l’arrière-grand-mère de celle qui dans ces pages-ci dit je.
Dans l’intimité des morts
« Rien n’est si proche de nous que ce qui nous a fait rêver enfant », remarque cette narratrice. Et, la rêverie de l’adulte relayant celle de la petite fille qu’elle a été, elle entre peu à peu dans une curieuse familiarité avec ces morts dont l’ombre tutélaire et énigmatique la « faisait doucement frissonner » jadis : « Au cimetière, enfant, j’avais toujours froid » ; à cette belle première phrase répondra plus loin celles qui évoquent l’image à présent « étrangement réelle et comme amicale » des disparus. Entre-temps, que s’est-il passé ?
Marie Sizun, ou son double littéraire, s’est glissée dans les lacunes et les interstices du récit originel, fait des informations données par sa mère, des demi-mots de la vieille tante et des feuilles du fameux carnet. On n’entrera pas ici dans le détail de cette affaire somme toute banale, qui voit le mari de Hulda et arrière-grand-père de l’auteure céder à son attirance pour la gouvernante de ses enfants, Livia, fille d’un acteur déchu de l’Opéra royal de Stockholm ; liaison dont naîtra un enfant secret, et qui précipitera le basculement dans la folie et peut-être la mort de la fragile Hulda, émigrée à Meudon avec cet époux français. L’essentiel n’est pas là, mais dans le travail singulier qu’accomplit l’écrivaine à partir de ce prétexte. Le carnet noir de Hulda lui ouvre l’accès à l’autre femme, rivale mais amie de la première, cette Livia cultivée, indépendante et énergique, vraisemblablement plus proche des idéaux de Marie Sizun. Mais celle-ci n’abandonne pas pour autant le personnage exalté et délicat de l’épouse légitime, et le glissement continu du point de vue passant de l’une à l’autre construit un double portrait qui s’enrichit à mesure que s’approfondit l’intimité croissante entre toutes deux et celle qui les tire de l’oubli.
Des images et des mots
Dans ce travail d’invocation et de résurrection d’un passé qu’elle n’a pas connu, Marie Sizun s’aide d’autres images : celles qu’elle emprunte aux peintres de la vie intime du XIXe siècle, remerciés en fin de volume ; celles des films de Bergman — l’évocation d’un Noël lumineux doit beaucoup à Fanny et Alexandre. D’autres textes, aussi : ceux des romanciers de la période qu’elle revisite, notamment Stendhal et Flaubert ; mais surtout, bien sûr, ceux d'auteurs scandinaves : « Dans le grand salon, ce matin baigné de soleil, ils sont là tous les trois, Léonard Sèzeneau, sa femme, et elle, Livia, un peu comme trois acteurs sur une scène, encore ignorants de leurs rôles » — et il est vrai que les personnages de cette histoire qui glisse lentement mais sûrement vers le tragique le plus sombre pourraient appartenir aux drames de Strindberg ou d’Ibsen.
Et puis, bien sûr, il y a l’écriture de Marie Sizun elle-même. Il faudrait parler de ce style, sans souci des modes mais habité par une tension intérieure reconnaissable aux premiers mots. Des énumérations à trois termes en fin de phrase, du rythme sinueux, de tout ce qui fait cette syntaxe nerveuse et sensitive qui subjugue discrètement et place le lecteur dans le même état d’empathie que la narratrice elle-même entrant en communication avec ses défunts. C’est là, à n’en pas douter, le véhicule le plus efficace dans ce voyage vers des contrées englouties.
P. A.
N. B.:
Le 13 septembre, à 20h30, dans le cadre des Mardis littéraires de Jean-Lou Guérin, j'animerai une rencontre avec Marie Sizun autour de La Gouvernante suédoise (Café de la Mairie, 8, place Saint-Sulpice, 75006 Paris, 1er étage).