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En japonais, le vocable ie désigne d’abord la maison, mais aussi la famille et, au-delà, le groupe social, quel qu’il soit (entreprise, parti ou clan). Cette notion aux contours variables est centrale dans une culture où, traditionnellement, le groupe et les relations unissant ses membres l’emportent sur l’individu en tant que tel.
Le roman de Hiroko Oyamada, premier traduit en français d’une auteure connue et primée dans son pays, pourrait, semble-t-il au premier regard, illustrer cette primauté censément nippone du collectif sur l’individuel. Les trois personnages dont alternent les propos à la première personne (un frère, une sœur, un étudiant-chercheur sans rapport avec les deux premiers) y sont engagés à « l’Usine », avec majuscule. L’un, biologiste spécialiste des mousses, est affecté « au bureau de développement de la végétalisation des toits », dont il est d’ailleurs « le seul membre » ; l’autre passe la journée à corriger au crayon rouge des textes à usage interne ; la troisième est chargée de passer des documents à la déchiqueteuse. Tous trois ont le sentiment d’être employés en dessous de leurs compétences, mais éprouvent « une sorte de gratitude du simple fait qu’on veuille bien [leur] donner un emploi, qui plus est dans une entreprise comme l’Usine ».
« La destruction, c’est tellement créatif »
On n’en sort jamais : un des personnages s’y voit attribuer une maison, et on ignore absolument ce que les deux autres font quand ils n’y sont pas, ou même s’ils font quelque chose. Aucune vie extérieure ou personnelle, du moins dans le cadre du roman. Il est vrai qu’on trouve tout le nécessaire sur place : « des supermarchés, de nombreux équipements de loisirs comme des bowlings, des karaokés, des étangs artificiels pour la pêche, et puis des hôtels et des restaurants de toutes sortes (…), des bureaux de poste, des banques, des agences de voyages, des librairies, des opticiens… » Sans compter « un grand fleuve qui se jette dans la mer » et qu’enjambe un pont gigantesque — « Là-bas, les bâtiments sont plus concrets. Ici, ils sont souvent métaphysiques ».
On l’aura compris, Hiroko Oyamada est très loin du réalisme. « L’Usine », c’est le monde, un monde peut-être entièrement phagocyté par le travail, et si le roman met en scène la vision traditionnelle qui voudrait que l’individu se fonde dans le groupe, c’est pour s’en démarquer ironiquement. Le moins que l’on puisse dire est en effet que les personnages sont peu à l’aise dans un environnement où aucun ne se sent à sa place. Si les traditionnels repas au restaurant entre collègues sont de rigueur, chacun y observe les autres avec méfiance, voire répulsion. Et l’impression d’absurdité est d’autant plus forte que les trois « héros », de même que les employés qui les entourent, se livrent à des activités totalement improductives. « Si vous voulez renoncer à la végétalisation, je n’aurai rien à redire » déclare son supérieur à Furufué, le biologiste, lequel se voit pour finir chargé de « classer les mousses » présentes sur le territoire de « l’Usine ». Le frère de mademoiselle Ushiyama corrige des textes de plus en plus décousus et sans rapport avec la vie supposée d’une entreprise. Quant à elle, elle se voit réduite à déclarer : « J’adore mon travail. La destruction, c’est tellement créatif ».
« Moi, minuscule employée… »
Fable grinçante sur le travail aliéné ? Ou image, plus ample, de la condition humaine dans le monde moderne ? « C’est une expérience étrange de marcher ainsi sur ce pont », dit la déchiqueteuse. « Moi, minuscule employée jetable incapable d’appréhender l’immensité de l’Usine »… L’éditeur parle d’« atmosphère kafkaïenne », et, pour une fois, cet adjectif suremployé sonne juste. On pense souvent à l’auteur du Procès, du Château et de La Métamorphose. Car ici aussi il y a des animaux : les ragondins se multiplient dans les égouts de « l’Usine » ; une espèce particulière de lézards vit dans les lave-linge et se nourrit de débris de tissu ; des cormorans d’un genre spécial abondent sur les bords du fleuve, sans qu’on les ait jamais vus faire de nids, pondre ou se reproduire. Et pour cause : à la fin du roman, deux de nos trois amis se transformeront en oiseaux.
L’écrivaine japonaise, qui pratique l’humour à (très) froid et la temporalité capricante, a au moins deux points communs avec son illustre prédécesseur d’Europe centrale : son livre baigne dans une atmosphère sans cesse à la limite du rêve ; et, à le lire, on éprouve le sentiment d’une mystérieuse allégorie, chargée d’un sens excédant toujours ce qu’on croit en saisir. Mais les personnages qui ne se connaissaient pas finissent un jour par se croiser. Rien n’en résultera, cependant le hasard de leur rencontre renvoie le lecteur au niveau du récit en tant que construction d’ensemble. Même effet quand le frère correcteur voit arriver un texte qu’un autre personnage, ailleurs, a donné à lire à un troisième. Corriger, répertorier, déchirer (pour recommencer), toutes ces activités semblent par ailleurs avoir un rapport, serait-il même ironique, avec la description de la réalité environnante… « L’Usine », c’est peut-être aussi le roman.
P. A.