Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Maryline Desbiolles n’a pas peur des grandes questions : l’immigration et les périphéries, dans Le Neveu d’Anchise (1) ; ici, l’émancipation des femmes, la lutte des classes… Mais, chez elle, ce n’est pas la question ou le sujet qui est aux commandes. C’est l’écriture. Et, par là, les questions gagnent en profondeur, en se trouvant reliées à la grande question de la place occupée par l’être humain au sein du monde.
Dans ce roman-ci comme dans celui cité plus haut, l’écriture, c’est avant tout le rythme, déployé dans la phrase longue, que scande et relance le jeu sur les motifs et sur les mots : « La beauté de l’ovale. L’ovale du visage langé dans les jupons blancs. Un visage ovale, un visage plein, comme le suggère le mot ové que nous découvrons, un fruit plein, ovale, un fruit ové, ové l’adjectif et le nom commun ove, ornement en relief, en forme d’œuf, utilisé en architecture, en orfèvrerie, dit Le Petit Robert. Rosalie Plantavin éprouve de la satisfaction à se dire qu’elle est ovaliste ».
« Écriture à la manque »
Qu’est-ce qu’une ovaliste ? C’est une des « servantes des moulins dont l’ovale est la pièce centrale, la pièce motrice ». Moulins à soie : nous sommes à Lyon, en 1869. Les ovalistes, pour la plupart de très jeunes femmes, sont venues là de partout travailler douze heures par jour, logées en dortoir par le patron, moins payées que les (rares) hommes. En juin, une grève éclate, « la première grève des femmes ». Ce sera un échec, mais « on est des moins que rien », et si « rien ne peut perdre ni gagner, alors moins que rien n’est pas concerné par quelque victoire ou défaite que ce soit. Le dénouement est à inventer ».
Nous suivons quatre jeunes filles, Toia la Piémontaise, Rosalie la Provençale, Marie, venue de Savoie, et Clémence, de Lyon même, à travers les événements, visiblement étudiés de près par l’auteure, dans les ouvrages qu’elle cite en tête de volume. Ce pourrait être pesamment idéologique, sociologique ou historique. Mais ça ne l’est pas. Grâce aux personnages, bien sûr, tout de suite surgis en quelques mots dans toute leur densité charnelle et, pour chacun, leur profondeur : Toia dont la docilité s’évaporera vite, Rosalie avec sa colère, Marie et son audace, Clémence, sa blondeur « extrême » et sa radicalité… Mais les personnages n’existent que portés par le mouvement de l’écriture. Lequel n’a rien non plus d’un exercice de style gratuit ou esthétisant. L’écriture de Maryline Desbiolles est une écriture en mouvement. « L’ovale, l’ellipse (…). Le manque contre le trop de mots des formules (…), de l’écriture à la riche comme le faisan à la riche, au foie gras et à la truffe, qui nous reste sur l’estomac (…). Écriture à la manque plutôt qu’à la riche, écriture en manque, aux abois, rouge, impair et manque dont nous ignorons ici la signification. Mais nous connaissons le manque contre le cercle bourré de mots jusqu’à la gueule, contre la boucle des formules, contre le trop-plein tenaillé par la peur de manquer ».
« Plus d’ovale qui tienne »
La phrase est travaillée par un manque qui lance et maintient son mouvement. Les ovalistes, travaillées par la conscience soudain apparue de leur propre insatisfaction, se lancent dans le mouvement de la grève : « Il n’y a plus d’ovale qui tienne, c’est la bourrasque, il n’y a plus de figure imposée, plus de figure, un grand mouvement désordonné de révolte, Italiennes et Françaises coude à coude ». On ne comprend pas tout de suite pourquoi l’auteure revient sans cesse, pour raconter son histoire, à l’image de la course de relais. Pour tout dire, le procédé paraît un peu artificiel. Mais il participe de toute une dialectique du mouvement et de l’immobilité, laquelle anime la mécanique sous-jacente du livre. On est dans un monde immobile, figé par les rapports d’exploitation et la misère ; mais la misère pousse à partir, à écouter les agents recruteurs et à quitter la campagne natale, pour l’Algérie, le Canada, l’Amérique du Sud ou simplement pour Lyon ; c’est pour s’enfermer dans le mouvement circulaire de la journée de travail, certes ; mais celui-ci sera rompu par le désordre de la grève. Chassées par le patron, qui refuse désormais de les loger, les ovalistes se retrouvent à la rue, juchées sur leurs malles « comme sur un fier destrier. Le monde s’agrandit, les chevaux s’emballent ».
Et, dans l’effervescence de la lutte, par-delà la remise en cause de la violence sociale, se retisse le lien avec la (fausse) immobilité d’un certain rapport à l’enfance et à la nature, que chacune des quatre héroïnes porte au fond d’elle-même : pour Toia, c’est un « grand drap froissé de collines et leurs couronnes de villages, de campaniles, et parfois de châteaux » ; Rosalie regrette « l’hiver, certaines journées de janvier quand la lumière est aiguisée par le mistral » ; Marie se rappelle « le Mont Blanc, la nuit, quand le blanc de la neige scintille doucement sous la lune, les étoiles, et un peu d’anges pour couronner le tout ». Chacune aspire à ce rapport authentique au monde à quoi tendent, consciemment ou non, toutes les révoltes. Et dont l’image en perspective fait le fond des récits de Maryline Desbiolles.
P. A.
(1) Seuil, 2021, voir ici