Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Voici un livre bien étrange. Le charme et l’intérêt qu’on trouve à ce premier roman d’une jeune écrivaine suisse sont à proportion de sa bizarrerie.
Une narratrice anonyme, qui a été bibliothécaire, se fait embaucher comme veilleuse de nuit dans une fabrique d’emballages au bord de la fermeture. Elle demande à y habiter, dans un local désaffecté. On a vu un loup sur le terrain. Toute la nuit, en alternance avec son collègue Clemens, l’héroïne fixe les écrans de surveillance. Pas de loup. Jusqu’à ce qu’il se mette à apparaître, de temps à autre, dans un coin de la pièce où la veilleuse dort.
Tartares et Skiapodes
Qu’est-ce que ça raconte ? Un Désert des Tartares nouvelle manière ? La folie progressive d’une jeune femme un peu spéciale ? Son amour inavoué pour son camarade de travail ? La fin d’une usine ? Il y a aussi l’histoire d’un homme tombé d’un train d’atterrissage, dont on a découvert le corps dans les environs. Et celle d’un braquage qui vaudra des soupçons à la narratrice, tant elle ressemble au portrait-robot de la voleuse. Sans compter les multiples récits inventés par elle, mini-mythes où il est question d’îles et de Skiapodes (un seul pied, ils se font de l’ombre avec).
De quoi est-ce que ça parle ? Du travail et de la perte d’emploi ? De la disparition de la nature ? Des migrants ? De la communication, du double, des rapports entre réalité et fantasme ?...
Faute de repérer un fil narratif principal ou un sujet, on distingue des thèmes. Au premier rang desquels celui qui est peut-être, en fin de compte, le sujet, dont la présence constante explique qu’aucun sujet, parmi tous ceux qui précèdent, ne s’impose. Surface / surfaces : tout ici est ramené au plan. Y compris les histoires, nombreuses, d’avions où l’on monte, d’où l’on tombe, ou de fosses qu’on creuse. Et la narratrice le dit : « Plus je suis dans cette usine, plus souvent je pense qu’il serait plus simple de se représenter le monde comme un disque dont le bord est net, avec le monde et ce qui n’est pas le monde ».
« Rien n’est sûr »
C’est l’écriture, d’abord, qui travaille à ramener la réalité décrite à deux dimensions. L’usage permanent du présent, la juxtaposition, le caractère essentiellement factuel des notations vont dans ce sens. Comme y contribue le regard d’une narratrice elle-même dépourvue d’arrière-plan ou de passé (« Je ne sais presque rien de toi », lui dit Clemens. « Tu ne parles presque pas de toi »). Et pour mieux orienter le lecteur vers l’essentiel, c’est-à-dire la page, Gianna Molinari a parsemé son texte de croquis, de dessins, désopilants et poétiques, qui contribuent, avec les photos de Christoph Oeschger, à la singularité et à la drôlerie de l’ouvrage.
Rien d’étonnant si écrans, portaits-robots, images peintes ou imprimées de toute sorte y foisonnent. La frénésie finale de l’héroïne, cherchant à s’enfouir elle-même dans le piège creusé censément pour le loup, ressemble à l’expression d’une impossibilité. Un monde tout de surfaces est une illusion : « Rien n’est sûr, ni le sol sur lequel nous nous trouvons, ni davantage les avions à bord desquels nous montons, ni l’autre côté des frontières ». Pourtant, peut-être nous acharnons-nous à vivre dans un tel monde. Un monde sans profondeur ni sens, où Tout est encore possible, autrement dit, où rien n’est encore arrivé. Page blanche. L’étrangeté de cet univers plat, comme du livre qui le déploie sous nos yeux, est bien inquiétante.
P. A.