Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En 2018, elle publiait, aux Impressions Nouvelles, Apparitions de Jean Genet (voir ici), écrit en marge de ses recherches préparatoires à l’exposition Jean Genet, l’échappée belle (1), dont elle avait été la commissaire. Pour cerner la figure d’un écrivain aussi volontiers insaisissable, Emmanuelle Lambert confirmait alors son talent et son goût du pas de côté et de la digression. À tel point que je croyais pouvoir parler d’un livre « sur les pouvoirs et les pièges de l’absence ».
Giono, c’est trop
Eh bien, là, c’est un peu la même chose et, pourtant, c’est tout le contraire. Giono, furioso est né, à nouveau, de la mise au point d’une exposition : la rétrospective Giono, qui doit ouvrir en octobre prochain, au Mucem de Marseille (2). À nouveau, la commissaire parle de ses recherches, de son travail dans la maison-musée de l’écrivain, à Manosque, du dévouement des bénévoles, de l’accueil chaleureux que lui réserve Sylvie Giono, du temps passé dans le train et à l’hôtel. Et elle note un point commun aux deux Jean : leur rapport « strictement, rigoureusement intime » à la langue et à la littérature, qu’ils n’ont pas (ou si peu) approchées par l’école.
Mais ce point commun est le seul. Ce n’est pas à l’absence que notre narratrice se heurte dans son effort pour approcher de plus près l’auteur de Colline et de Regain. Les difficultés, ici, tiennent plutôt à l’excès de présence. Giono, c’est le trop-plein permanent. Trop d’œuvres, et de toutes sortes, des romans « paysans » du début aux « chroniques » faulknériennes de l’après-guerre. Trop de souvenirs, racontés partout, dans Jean le bleu, à la radio… — alors que « le souvenir est loin de la vérité », c’est bien connu. Trop d’idées reçues, surtout, autour du personnage : « Giono, c’est la poésie, la Provence », « la chaleur », « l’humanité »… Jusqu’à son nom qui « sonne et claque, deux syllabes, une rime interne, un rêve de rondeur ». « Derrière sa pipe, à demi caché dans la fumée », le natif de Manosque, avec sa « plume », son « sous-main » et son « plaid » apparaît à la postérité dans toute la majesté du grand écrivain — et c’est un des intérêts du livre d’Emmanuelle Lambert que de s’attaquer à cet exemple-type d’une figure en voie de disparition.
Détours
Pour franchir le rideau d’images chatoyantes ou noires (Giono « le collabo ») qui enveloppe son sujet, elle a recours à ses moyens favoris. Le détour, d’abord. Un ordre chronologique capricieux, qui évite 1914-1918 (« Que pourrions-nous savoir, nous qui en sommes vierges ») et repousse 1939-1945 loin dans l’ouvrage ; les boucles et virevoltes d’une écriture apparemment vagabonde ; le passage, surtout, par l’autobiographie. À la recherche de la bonne distance pour observer son grand modèle, notre narratrice parle d’elle — souvenirs d’une grand-mère à Avignon ; d’un professeur de collège, en banlieue parisienne, qui lui fit découvrir Le Chant du monde ; ou, et c’est peut-être le plus émouvant, portrait de son père sur un lit d’hôpital, au moment où elle se penche sur les rapports entre Giono et le sien, que, « gentiment et sans bruit », il a su « aider à partir ».
Il y a aussi les photos, qu’Emmanuelle Lambert scrute avec l’acuité et la pénétration extrêmes qu’elle met toujours à cet exercice. Il y a surtout, bien sûr, les livres. Et le sien est sans doute d’abord un autoportrait en lectrice de Giono, si la règle qu’elle formule à propos de son modèle (« Chaque fois qu’il fait le portrait des autres, il fait le sien ») est générale.
« Mauvais esprit »
Quoi qu’il en soit, le Giono qui apparaît au gré des plongées, où Lambert nous entraîne, dans des œuvres connues ou moins connues, est bien différent du « pâtre provençal » auquel certains croient encore pouvoir le réduire. Elle peut le résumer en trois mots : « style, syntaxe, mauvais esprit ». Car, elle n’hésite pas à le dire, contrairement à l’ « idée commune [qui] voudrait que les écrivains, les poètes, les artistes soient de braves gens tout occupés à notre consolation », le grand homme, en l’occurrence, est antipathique. Loin d’être imprégnée de chaleur humaine et d’optimisme solaire, son œuvre est noire, grinçante, pleine d’une violence qu’annonçait l’invocation à Pan sous laquelle il plaçait ses trois premiers romans.
Il « ne célèbre pas la vie comme le ferait un joyeux drille ou un bon vivant. Plutôt, il le fait comme un mort vivant ou un mort de faim ». Car « il obéit à une loi du corps, que la raison méconnaît, celle d’un désir qui prend toujours hommes et femmes à la manière de bêtes : sans prévenir ». À telle enseigne que la générosité même, pour lui, « revient à une forme de prédation de l’autre ». Son grand homme ? Machiavel, à qui il a consacré une préface intitulée : « Monsieur Machiavel ou le cœur humain dévoilé ». Tout est dit.
Le Giono d’Emmanuelle Lambert n’est pas un écrivain fréquentable. Relisons-le donc, et d’urgence. C’est bien ce qu’elle voulait nous dire, dans ce livre faussement et vraiment lumineux.
P. A.
(1) Au Fort Saint-Jean, à Marseille, en 2016.
(2) En prélude aux commémorations du cinquantenaire de la mort de Giono, en 2020.