Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans sa collection « Le Petit Mercure », le Mercure tout court, je veux dire, de France, fait paraître ses ouvrages intitulés Le Goût de… (en novembre, Le Goût de Dieu), mais aussi, parfois, de courts textes dus à des auteurs du patrimoine littéraire international. Ainsi, à côté d’Oscar Wilde (L’Auberge des songes) et de Pierre Loti (Vie de deux chattes), cette petite merveille, de Tourgueniev, à la fois drôle et déchirante, dans une traduction parue une première fois chez Gallimard en 1941, et déjà republiée par l’éditeur actuel en 1997, avec une préface de Pierre Lartigue, qu’on retrouve ici.
L’œuvre est bien connue en Russie, où les chiens, de Tchekhov (La Dame au petit chien) à Gueorgui Vladimov (Le Fidèle Rouslan, voir ici), sans oublier Boulgakov (Coeur de chien), sont incontestablement des personnages littéraires. Car Moumou est un chien, une chienne, plutôt, baptisée par son maître, le sourd-muet Guerasime, des seules syllabes qu’il parvient à proférer. On a fait venir de la campagne ce paysan d’une force herculéenne sur ordre de sa maîtresse, « une veuve de haut lignage », pour qu’il occupe les fonctions de portier dans la maison qu’elle possède « tout au bout de Moscou ». Guerasime y tombe amoureux de Tatiana. Mais la vieille dame décide de la marier à Capiton, le cordonnier. Le sourd-muet sauve de la noyade et adopte Moumou. Mais la chienne trouble le sommeil de la maîtresse et doit disparaître.
Lecture politique et farce paysanne
La mère de Tourgueniev était, elle aussi, paraît-il, une redoutable personne « de haut lignage ». C’est cependant la lecture politique qui s’impose d’abord, et la seule que retienne Lartigue. Il rappelle, dans sa préface, que le texte fut rédigé par son auteur dans la prison de l’Amirauté, où l’avait envoyé pour quelques semaines un article consacré à Gogol, mort en février 1852. En mars 1854, Moumou paraît dans la revue Le Contemporain, mais, semble-t-il, par inadvertance de la censure. En effet, comme le dit le préfacier, « le cœur du lecteur bat pour le paysan opprimé ». Lequel, en ces années qui finiront par aboutir à l’abolition du servage, n’a le droit d’aimer librement ni une femme ni même une chienne.
On peut aussi faire une lecture politique du Manteau, justement de Gogol, et dont on sait l’importance dans l’histoire de la littérature russe en ses débuts. Et le texte de Tourgueniev a bien les allures d’un hommage au grand écrivain disparu peu avant sa rédaction. C’est aussi une farce, digne des Âmes mortes, peuplée d’animaux de chair ou de pain d’épice (chevaux, bien entendu, mais aussi coq et oies — « l’oie est, comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi »). Quant aux humains, ce sont d’exubérantes marionnettes, mues par leurs désirs primitifs et, surtout, par ceux de la barynia. Tout cela forme un monde coloré, en proie à une agitation frénétique et vaine. Les dialogues désopilants sont bien dignes du Revizor (« Veux-tu te marier, Tatiana ? Notre dame t’a trouvé un fiancé. — Je ne dis pas non, Gabriel Andréitch. Mais qui cela ? ajouta-t-elle timidement. — Capiton, le cordonnier. —Entendu. — C’est un homme d’une conduite un peu légère, mais notre dame compte sur toi pour lui faire perdre ses mauvaises habitudes. —Entendu »).
Au-delà de l’allégorie
La simple et savante construction en deux temps, faisant passer Guerasime, et le lecteur, de la jeune femme à l’animal, incline le récit dans le sens de cette inquiétante étrangeté qui se mêle toujours, dans la littérature russe, à la fantaisie la plus folle. Mais, dans un monde en proie à la folie, qu’elle soit joyeuse ou grinçante, il y a une exception, et c’est celui qui constitue, plutôt que la pauvre Moumou, le héros de la nouvelle : Guerasime. Lui qui, avec sa carrure de colosse et son handicap, semblait tout désigné pour la caricature, est le seul à y échapper — et à nous faire accéder, par sa pure présence, à un au-delà de l’allégorie. Parmi les animaux et les pantins de son univers, il est l’unique homme, sur qui on peut compter en tant que tel. « Cet homme-là », dit un des personnages, « ça n’a qu’un mot, c’est pas comme nous autres ». Et quand, à la fin, il regagne à pied sa campagne, la nature, superbement évoquée en quelques lignes, paraît l’accueillir : « Guerasime ne pouvait entendre (…) le murmure nocturne des arbres (…) mais il reconnaissait l’arôme familier des blés qui mûrissaient dans les champs remplis d’ombre, il aspirait l’air vivace du sol natal qui, semblant venir à sa rencontre, lui caressait le visage, jouait dans sa barbe et dans ses cheveux ».
Guerasime rejoint ainsi la cohorte des esprits simples qui illuminent tant de grands romans russes. Et qu’il y tienne une place modeste n’enlève rien à l’émerveillement qu’on éprouve à lire ce récit qui compte moins de quatre-vingts pages…
P. A.