Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Histoires bizarroïdes, Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Maryla Laurent (Noir sur Blanc)
Elle a reçu en 2019 le prix Nobel de littérature 2018, et cette distorsion temporelle a dû lui plaire : Olga Tokarczuk, psychologue et psychothérapeute, puis romancière et auteure de nouvelles, se dit, paraît-il, inspirée par William Blake, ce qui va bien avec son goût pour les histoires de magie, de religions, d’hérésies et de sectes, comme avec son intérêt pour les animaux et la nature, toutes ces inclinations se faisant volontiers jour dans des dystopies teintées d’écologisme.
Les huit Histoires bizarroïdes qui paraissent cet automne chez Noir sur Blanc, éditeur principal de son œuvre en français, illustrent ces différentes sources d’inspiration. Bizarroïdes, elles le sont de manières et à des titres divers. Il y a là de courts récits de la vie quotidienne, où règne souvent l’humour noir (une mère empoisonne par-delà la mort son bon à rien de fils, auquel elle a laissé force conserves maison ; un homme est pris, pour avoir voulu porter secours à une inconnue, dans un engrenage d’invraisemblables catastrophes) ; il y a aussi des récits plus longs, où l’on reconnaît bien des topos de la science-fiction (une famille de femmes qui sont toutes, sauf une, les répliquantes d’une d’entre elles, mais laquelle est-ce ? ; une femme qui, dans un centre ad hoc, choisit de disparaître en se faisant transformer en louve ; un autre centre, dans la montagne suisse, où l’on fabrique, à partir de leurs reliques, des clones des saints)…
Toutes ces nouvelles oscillent entre une fascination pour « le champ d’action de la nature », « beaucoup plus vaste que celui, si modeste, de l’homme », et un effroi tout aussi fasciné devant la frénésie avec laquelle celui-ci cherche à accroître ses pouvoirs. Elles resteraient d’une originalité relative si leurs chutes n’étaient annoncées, de loin et minutieusement, à partir de multiples détails dont la plupart renvoient aux lieux et aux objets. Un rayon de soleil qui, « s’il avait été comestible, aurait eu un goût de liqueur à l’églantine » ; « les labyrinthes d’un vieux couvent », et, dehors, « le concert du dégel » ; « l’impression inquiétante que les flaques et les crépis lépreux » d’une ville « discut[ent] entre eux, s’amus[ent] de leurs formes, échang[ent] des commérages sur les gens »… C’est par de telles notations que l’écrivaine polonaise crée un vrai sentiment d’étrangeté. On se passerait presque du reste.
Propos et récits, entretiens improvisés avec Taos Amrouche, Jean Giono (Gallimard)
Ce sont des histoires bien différentes qu’on trouvera dans les Entretiens de Jean Giono et Taos Amrouche que publie, en ce même automne 2020, Gallimard. La chanteuse et écrivaine kabyle, également productrice d’émissions radiophoniques, a raconté dans ses Carnets intimes (Joëlle Losfeld, 2014) sa relation passionnelle et difficile avec le romancier de Manosque. En 1952, associée à son frère, prénommé aussi Jean, elle enregistre une première série de conversations avec Giono. Elle récidive, seule, deux ans plus tard. Les entretiens de cette nouvelle série, qui ont lieu, pour la plupart, dans le célèbre bureau de l’écrivain (« Vous qui êtes si gentille, voulez-vous me passer ma boîte d’allumettes ? »), seront diffusés en 1955. On les trouve à présent sous forme de CD (Les Grandes Heures de la radio).
En fait d’improvisation, la présentation de Christian Morzewski nous apprend que les personnages et les intrigues des histoires prétendument « inventées sur le moment » lors de ces conversations en apparence tout impromptues figuraient à l’avance dans les carnets de travail du romancier. Sans parler des variations auxquelles celui-ci se livre sur des ouvrages en cours d’écriture (ainsi de Deux cavaliers de l’orage, rédigé une première fois en 1942-43, repris plus tard et publié finalement en 1965, dont on trouvera ici une version intermédiaire).
Voici donc les développements oraux d’écrits préalables, retranscrits après coup sous forme écrite. Giono y feint d’improviser… comme dans ses romans, où le récit est pris en charge par un ou plusieurs narrateurs souvent anonymes, sur le mode de la conversation faussement quotidienne (voir Un roi sans divertissement ou, mieux encore, Les Âmes fortes).
Ce va-et-vient entre écriture et parole vive, cet entre-deux d’une écriture qui exhibe les signes de l’oralité et tend vers la parole et d’une parole que travaille toujours, de l’intérieur, l’écrit, voilà ce qui est au cœur de cet excitant petit livre. Son second intérêt, ce sont les histoires elles-mêmes. Ou plutôt l’art de les conter. Car Giono ne fait que ça, qu’il revienne, quinze ans avant Jean le bleu, sur son enfance, ou qu’il parle de ses œuvres (Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou), de celles des autres (La Chartreuse de Parme), ça finit toujours par des personnages, des passions, des décors et des aventures.
On a tout dit (1) du prodigieux conteur, capable de rendre fascinants les faits les plus minuscules, portés par lui, pour reprendre un mot qui revient sans cesse dans sa bouche, à l’« extraordinaire ». Comment ? Il s’en explique sans barguigner : « Je suis toujours gêné avec la vérité » ; « J’estime que le document, on fait actuellement beaucoup de bruit autour du document, on imagine que le document c’est la chose la plus belle qu’on puisse publier et que rien ne vaut d’être écrit si on ne l’a pas vécu (…). Moi je crois que c’est tout le contraire ». Certains, aujourd’hui, pourraient méditer ces sentences.
Il faut donc « consentir à être dupe », car « c’est une chose très importante dans la vie »… Et écouter Giono nous exposer sa conception de l’imaginaire, tant du point de vue de l’auteur que de celui du lecteur. Le premier : « Je peux me promener à perte de vue dans des forêts qui m’appartiennent — qui m’appartiennent parce que je les compose, parce qu’elles sont non seulement les forêts que j’ai vues (…), mais des forêts qui ont également mes couleurs, mes odeurs et mes parfums, mes propres chemins dans lesquels je rencontre mes propres animaux sauvages, et mes personnages ». Quant au lecteur : « Il a vu (…) une couleur, ou il a entendu un son que vous n’avez pas voulu apporter, qui est apporté parce qu’il a ajouté son tempérament au mot ».
Le spectacle, les marionnettes, le montreur, comment les montrer… Un beau moment de littérature en train de se faire.
P. A.
(1) Par exemple Emmanuelle Lambert dans Giono furioso (voir ici)