Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On éprouve toujours un certain malaise à voir l’horreur mise en fiction par des gens qui ne l’ont pas vécue. Peu d’auteurs réussissent à faire oublier ce malaise, c’est-à-dire à lui donner la puissance littéraire susceptible de le transformer en autre chose. Littell y parvenait, avec ses Bienveillantes, grâce à l’excès même qui caractérisait son entreprise. Robert Merle aussi, en se fondant, dans La mort est mon métier, sur les réels Mémoires de Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz. Les narrateurs et personnages principaux de ces deux livres étaient des officiers SS. Les bourreaux supporteraient-ils mieux le roman que les victimes ?...
Hadamar existe. C’est une petite ville pas très loin de Cologne. Son château, son vieux pont de pierre. Son hôpital psychiatrique, qui servit de centre de mise à mort pour les handicapés et malades mentaux dans le cadre de ce que les nazis appelèrent « Aktion T4 ». Environ 15 000 personnes ont péri là, de janvier à août 1941 par gazage au monoxyde de carbone, puis, à partir de 1942, par piqûre ou de faim.
« Un pan ignoré de l’histoire… »
Oriane Jeancourt Galignani, « franco-allemande », insiste-t-elle partout, rédactrice littéraire de Transfuge, tente donc ici, nous dit la quatrième de couverture, « le premier roman sur un pan ignoré de l’histoire de l’Europe en guerre ». Ainsi, il fallait un roman… Oriane Jeancourt Galignani en a eu l’idée la première. Elle le publie dans une collection qui s’intitule « Le Courage », dirigée par Charles Dantzig.
Et c’est bien un roman. Frantz, journaliste démocrate, sort de Dachau. Il espère retrouver son fils, Kasper, jeune adulte à présent, qu’il a élevé seul. Ses recherches le conduisent à Hadamar. Il y fait la connaissance du commandant Wilson, juif, musicien, qui a, chez lui, en Amérique, une sœur souffrant elle-même de troubles mentaux. Wilson enquête sur ce qui a eu lieu et veut à tout prix un procès. Frantz pourrait l’aider en rédigeant un grand article. Il est tenté de le faire, mais quel était l’emploi exact de Kasper, qui se cache à présent en ville, à l’hôpital ?... On l’aura compris, on est dans la zone grise. Oriane Jeancourt Galignani l’explore avec une grande adresse. Elle sait mener une progression, ménager des secrets et des dévoilements successifs, maintenir, avec beaucoup de matière mais peu d’action, un indubitable suspense. Le malaise dont je parlais n’en est pas amoindri, tout au contraire.
Le livre et le roman
L’auteure l’éprouve elle-même, dirait-on, et cherche à le neutraliser par l’expression de l’indignation. Laquelle ne va pas sans une inévitable dose de grandiloquence. Elle convoque aussi Goethe, Schönberg, toute une indiscrète culture au syncrétisme quelquefois surprenant — les Nibelungen et les chevaliers de la Table ronde figurant en toute convivialité… sur le porche d’une église ; bizarre. Comme sont étranges ce « bermuda » et ces cigarettes à bout filtre en 1945, ou ces « bas nylon » dans l’Allemagne des années 1930. Les innombrables fautes de français n’arrangent rien : ici, on « crie sur » les malheureux patients ; « on devine (…) les silhouettes des infirmières s’activer »…
Enfin, encore une fois, pourquoi un roman ? Si l’originalité est dans le choix du sujet, un ouvrage historique n’aurait-il pas pu tout aussi bien nous transmettre tout ce qu’on apprend ici, sans autre répugnance que celle qu’aurait suscitée son accablant contenu — c’est déjà beaucoup ?
Malgré tout, il y a les lieux. L’auteure a l’art, il faut aussi le lui accorder, d’en faire sourdre la beauté, tragique en son indifférence, ou l’angoisse. Maisons muettes dans « le morne calme qui suit une nuit de pluie », caves aux couloirs carrelés, « lourdes bâtisses » où « des fenêtres hautes reflètent la lumière »… Une petite fille joue avec un chien au bord d’un fleuve sans s’apercevoir qu’un homme l’observe. Un couple, juste après, fait l’amour derrière une fenêtre, guetté depuis la ruelle par le même personnage. C’est l’ambiance d’un film de Sternberg ou de Murnau. Elle sauve le livre. Mais le roman ?...
P. A.
Illustration : dessin de Otto Erdmann pour La Rue sans joie.