Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans Le Bal des ombres (1), déjà, Joseph O’Connor mariait le roman biographique au roman historique dans une atmosphère ostensiblement empruntée à la fiction – gothique, en l’occurrence, le personnage central du récit étant Bram Stoker, et son décor la Londres de Jack l’éventreur.
Ici, c’est d’un autre grand Irlandais qu’il s’agit, et la dimension historique revêt peut-être encore plus d’importance. Hugh O’Flaherty, prêtre catholique « élevé au rang de monseigneur », enseignant et diplomate au Vatican, sportif par ailleurs, cultivé, titulaire de trois doctorats, organisa une filière d’évasion pour les prisonniers alliés et pour les juifs dans Rome occupée par les nazis après l’instauration de la République de Salo. Ce personnage, avec d’autres tout aussi « réels », a « inspiré », nous dit l’auteur, « cette fiction qu’est Dans la maison de mon père », laquelle, insiste-t-il, reste « d’un bout à l’autre » un roman.
Vers Noël
Un thriller, plus précisément. En atteste la construction, par cercles concentriques nous menant progressivement à la nuit de Noël 1943, qui constitue le cœur du récit. Elle a en effet été choisie pour « un Rendimento », une mission (de distribution de fonds), d’autant plus dangereuse que Monsignore y jouera le rôle principal, alors même que Hauptmann (Kappler, dans la réalité historique), chef de la Gestapo à Rome, a juré la perte du prêtre.
Partant du 19 décembre, on s’achemine lentement vers cette nuit redoutable, à travers préparatifs et contretemps, les chapitres à la troisième personne, pour la plupart au point de vue d’O’Flaherty, alternant avec des documents et des témoignages censément de provenances diverses : fragments autobiographiques, rapports des espions nazis, « enregistrements radio » d’entretiens avec les compagnons de lutte du prêtre irlandais – le diplomate britannique Osborne, son valet John May, le major Derry, la contessa Landini, et les autres, dont on trouvera les noms dans les livres d’histoire…
Le roman se veut aussi le portrait de ces héros à tous les sens du terme. Chacun d’eux s’exprime dans son style, élégant et maniéré, rude et populaire, dans une volonté de faire pittoresque, voire drôle, qui finit par être un tout petit peu lassante. Tout cela occupe beaucoup de place, il le faut pour porter le livre au format devenu réglementaire de quatre cents pages. L’intarissable insistance sur les dangers encourus et le caractère angoissant de l’ambiance y contribue aussi, au point d’émousser le suspense, qui devrait être le point fort de l’ouvrage.
Dédale et zones obscures
Ou peut-être pas ?... L’écrivain irlandais semble hésiter lui-même entre ses différents centres d’intérêt. Il y a l’action – signes convenus entre personnages se rencontrant comme par hasard, in-folio « patiemment découpé au rasoir », cercueil « à faux couvercle » dissimulant un « faux plancher », « paquet de Lucky Strike rempli de billets de cent dollars » qu’on jette au passage dans « une poubelle marquée d’une clé de sol »… Il y a le personnage principal : « la taille d’une porte », « un petit côté Robert Mitchum » (« T’as pas envie de lui chercher des noises »), mais fréquentant les galeries d’art et dirigeant une chorale (de complices, il est vrai…).
Il y a, et c’est peut-être ce qui importait le plus à notre auteur, l’atmosphère. Deux lieux se disputent de ce point de vue la vedette : le Vatican vu sous sa face cachée, « reliques et pièges à rats », « madones décapitées, Christ à une main, anges ébréchés », « couloirs lugubres », « caves qui n’ont pas vu la lumière depuis sept siècles » ; Rome la nuit, bien sûr, déserte, glaciale et périlleuse – « une Daimler noire poussive » y cahote « tandis que des gouttes de neige fondue crépitent sur le capot » ; on s’y glisse, « entre deux taudis », dans « un dépotoir en forme de Z », ou dans un théâtre en ruine, « parmi les sièges de velours brûlés, éventrés, les putti calcinés qui cabriolent contre les loges »…
On se perd avec plaisir dans ces dédales où l’ennemi guette – comment pourrait-il en être autrement ? Cependant on regrette que le texte se cantonne à ces décors, sans explorer des arrière-plans qui restent seulement esquissés. Monsignore a la foi, on n’en saura pas plus. « Il est trop timide pour mettre un nom sur les sentiments qu’il éprouve » pour telle camarade de combat – du coup, on en restera là. Une de ces zones d’ombre a pourtant, à l’évidence, fortement tenté le romancier : les relations entre celui qu’il nomme, on ne sait pourquoi, Hauptmann, et le héros. Celui-ci, bâtissant ses plans, essaye « de raisonner comme Hauptmann, de penser comme Hauptmann, d’être Hauptmann ». Le gestapiste, de son côté, développe, nous dit un autre personnage, « ce que le professeur Freud aurait pu appeler un "complexe" vis-à-vis de Monseigneur ». Fasciné par lui et par sa propre haine pour lui, il demandera, comme le fit Kappler, son modèle historique, à le recevoir après la guerre dans sa cellule, où il se convertira au catholicisme et sera baptisé.
Mais en dépit des incursions que nous faisons dans son esprit, le nazi reste un nazi tel qu’on se le figure, énigmatique seulement par sa banalité, de même que le héros l’est dans son héroïsme. L’histoire de leurs rapports restera un des nombreux thèmes qui hantent Dans la maison de mon père, et dont chacun aurait pu ou peut-être dû devenir le sujet d’un roman.
P. A.
(1) Rivages, 2020, même traductrice, voir ici