Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il faut que je l’avoue, si je me suis lancé dans cette lecture, c’est bien parce qu’il s’agissait d’un livre de Didier Castino. Car enfin, moi, la boxe… Et, en plus, moi, les enquêtes littéraires et les romans biographiques… Bref, on conçoit mes réticences devant un ouvrage consacré à Gratien Tonna, né à Tunis d’un père maltais en 1949, plusieurs fois champion de France (catégorie poids moyens) dans les années 1970, une légende à Marseille, sa seconde patrie, avant qu’il ne sombre dans l’oubli… Seulement, c’est un livre de Didier Castino, dont j’avais lu Après le silence (Liana Levi, 2015, voir ici), où il faisait le portrait d’un père, d’une époque et d’une classe, tout en montrant sa virtuosité dans l’usage des voix. Il y a eu ensuite Rue Monsieur-le-Prince (Liana Levi, 2017, voir ici), où il confirmait son souci de lier histoire personnelle et Histoire tout court. J’ai raté Quand la ville tombe (Les Avrils, 2021). Mais, aujourd’hui, voici Boxer comme Gratien, une enquête qui, comme le dit la quatrième de couverture, est « une fausse enquête » – et où l’essentiel n’est peut-être pas la boxe.
Raconter une vie
L’écrivain, comme dans Rue Monsieur-le-Prince, s’y nomme Hervé. Son copain Édouard insiste pour qu’il rencontre Gratien Tonna. « Ce qu’il a vécu, ce mec ? Tu ne peux pas imaginer ». De quoi faire un livre, qui serait une façon de « réparer » le sort injuste réservé à l’ancien boxeur, car celui-ci « mérite ». Hervé hésite puis accepte. Le travail d’élaboration se déroulera en trois temps : devant le mobil-home où, près du snack-bar tenu par sa fille dans une banlieue de Marseille, vit la gloire déchue ; au « bistrot de Gigi », où Gratien poursuit ses confidences parmi les conversations d’un déjeuner copieux et abondamment arrosé ; chez et avec Hervé, dont nous partageons les réflexions à partir du matériau accumulé.
Ce n’est donc pas un livre sur Gratien Tonna mais sur son histoire – sur la façon dont elle s’est faite et sur la manière de la raconter. Bien sûr, on parcourt les étapes d’une carrière et d’une existence : l’enfance misérable à la Goulette, la mort du frère bien-aimé, le gamin toujours prêt à se battre dans la rue repéré par un entraîneur, les premiers combats ; l’arrivée à Marseille, les victoires, les titres, tout ce qui va avec – argent dilapidé, femmes, balles reçues un soir à Pigalle, homme fauché en voiture un soir d’ivresse… Puis les défaites, la décadence.
Écouter des voix
Mais il faudra se passer d’ordre chronologique, parce que Gratien ne raconte pas comme ça : « L’organisation progressive et les transitions, ce n’est pas son fort ». Il « balance les faits » comme il boxait, « sans aucune stratégie ». Sa parole, ses façons de s’exprimer constituent un des grands thèmes, au sens quasiment musical, du récit. Et il y a aussi, s’entrelaçant à elles, la parole des autres, amis, enfants, petits-enfants… Castino joue avec et de tous les types de propos rapportés, passant de la narration au discours indirect libre, sautant sans efforts ni manières d’un point de vue à l’autre.
Celui d’Hervé domine malgré tout l’ensemble, ce qui fait de lui le possible héros d’un livre sur quelqu’un qui écrit un livre. Quelqu’un « qui n’est pas sportif, qui ne s’est jamais battu, rebuté à l’idée de porter un coup, effrayé à l’idée d’en recevoir un », qui « ne veut pas observer en surplomb » mais a quand même bien du mal à pénétrer « un monde qui ne lui ressemble pas », un monde de « chevalières », de « bras tatoués », où il est sans doute le seul « à avoir un casier judiciaire vierge ». Ce monde de Gratien et ses amis a quelque chose à dire et a choisi Hervé pour ça. La volonté de transmettre et la peur de trahir étaient déjà au cœur d’Après le silence, où il s’agissait de la classe ouvrière. Les limites de l’univers envisagé ici sont plus incertaines : c’est le petit peuple marseillais dans son ensemble, c’est une frange étroite aux bords de la pègre… C’est, au-delà, la grande famille de ceux qui, ignorant les codes dominants, sont « impuissants à franchir les murs contre lesquels se fracassent [leur] condition, [leurs] origines », et dont Tonna, illettré, est l’exemple majuscule.
Poursuivre une légende
Les voix s’entrecroisent, celles de l’écrivain, du boxeur, des témoins, presse et archives compris… Tous ces discours tissent une vie plus vraie que la vraie vie de Gratien, une vie (ré)écrite. C’est un livre sur la manière dont s’écrivent les histoires ou, risquons le mot, les mythes. Gratien est un personnage mythologique. Annoncé par « une ombre volumineuse », « masse monumentale se détachant à contre-jour », il est « immense », « les traits taillés au couteau, les yeux de misère, le nez large »… On l’a surnommé « le monstre maltais ». Il pratique « une boxe peu orthodoxe », « qui ne s’apprend certainement pas en club ».
La boxe… Au-delà du romanesque dont Hemingway et quelques autres l’ont nimbée, est-elle, « qu’on la considère comme un art ou comme une boucherie », « une métaphore hermétique de nos vies » comme le prétend Hervé-l’écrivain ? Peut-être. Cependant pourquoi Gratien boxait-il ? Pourquoi a-t-il d’abord gagné ? Pourquoi a-t-il ensuite perdu ? Ces questions resteront heureusement sans vraie réponse. Que le sport et le héros soient enveloppés dans une rumeur de légende, cela ne rend en effet que plus évident le véritable propos du récit : quelles que soient la personne et son existence, elles se perdent toujours entre les mots qui sont la seule manière de les saisir.
P. A.
Illustration : Gratien Tonna, au début de sa carrière