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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Une saison douce, Milena Agus, traduit de l’italien par Marianne Faurobert (Liana Levi)

www.italy-city.comCela pourrait s’intituler, comme un roman de Milena Agus paru en 2016, Sens dessus dessous. Ou Terres promises, comme cet autre roman de la même auteure, paru en 2018, et qui démontrait une fois de plus que lesdites terres « n’existent pas » ­— ou alors sont « juste à côté » (1).

 

La terre promise, ici, c’est l’Europe. Pour l’atteindre, un groupe de migrants venus du Moyen-Orient ou d’Afrique a traversé les épreuves que l’on connaît. Et, à l’arrivée, les voilà parqués, inexplicablement, dans un village sarde particulièrement perdu. Parmi ses habitants, « les vieux, surtout les hommes », sont morts, ne restent que leurs veuves et quelques « couples vieillissants formés de femmes vaillantes et rieuses et de leurs maris honnêtes (…) mais aux tristes figures ». Les jeunes sont partis chercher ailleurs une vie plus exaltante, et ne reviennent plus voir leurs pères ni leurs mères, « Sardes un peu ramollies, les premières à avoir joué avec de vraies poupées (…), les premières à avoir été au lycée (…) et à avoir porté des minijupes sans [se] faire rouer de coups ». L’une d’elles parle ici au nom du groupe, à la première personne du pluriel.

 

Heureux méli-mélo

 

L’arrivée de ceux qui sont immédiatement désignés comme « les envahisseurs » provoque, on s’en doute, des réactions tranchées. Et d’abord parmi eux : certains ne décolèrent pas de se retrouver dans un village qui « ne [fait] pas partie de l’Europe, la vraie », puisque ses habitants sont « pauvres » ; d’autres, cependant, acceptent volontiers l’aide et la compagnie des villageoises. Car une partie d’entre elles, malgré la désapprobation de leurs époux et de la majorité (« les Autres »), voit très vite dans la présence des nouveaux venus « un dérivatif inespéré à [leurs] vies stériles ».

 

C’est là que l’on retrouve les vertus du sens dessus dessous, du sottosopra qui donnait son titre au livre mentionné plus haut. « La Ruine » où les visiteurs ont été installés, rafistolée au mieux, devient, les jours de pluie, « une sorte d’Arche de Noé, toute de pierres sèches (…) et de pièces obscures ». Les maris revêches s’adoucissent, on célèbre « un Noël de rebuts de l’humanité, mais résolument différent des autres » car, enfin, authentiquement familial. Vexées de voir mépriser leur « village ingrat », les habitantes commencent même à lui trouver une beauté, « en particulier certaines nuits étoilées », ou certaines aubes, « lors desquelles ses toits colorés pointent au-dessus de la brume ». Bref, la saison ou, plutôt, la période, se révèle douce (Un tempo gentile, dit le titre italien). Et pas seulement du fait des migrants eux-mêmes. À leurs côtés se tient un groupe d’humanitaires dont aucun « ne sembl[e] avoir la trempe de ceux qui savent vraiment épauler leur prochain » : un jeune dealer, un tenancier de sex-shop, un prof de fac sur le retour et une étudiante éprise de lui… Mais les villageoises se passionnent pour « cet amour impossible », retrouvent leurs « rêves perdus » et autres « lubies romantiques de fillettes », quelque chose de ces rêveries contamine leurs époux, ceux-ci « se remett[ent] à s’échauffer » (« Et il était temps qu’ils le fassent, vous pouvez me croire, il était temps ! »).

 

Salutaire retournement

 

Bien sûr, les envahisseurs finiront par partir, ravis, « en Europe ! Enfin en Europe ! », le village retrouvera sa morosité et « les Autres » tireront le bilan qui peut-être s’impose : « Vous croyiez vraiment faire le bien ? C’est à vous, que vous en faisiez ». Le sottosopra, c’est donc le méli-mélo, toujours salutaire chez Milena Agus, mais aussi le retournement qui transforme les abandonnés du monde en sauveurs. Cela pourrait faire une fable terriblement moralisatrice. Mais l’écrivaine sarde est une des rares romancières à pouvoir parler morale sans en faire, et proclamer sereinement les vertus de la tolérance et de l’altruisme sans insupporter, mieux, en suscitant l’adhésion et l’émotion.

 

Quel est son secret ? Toujours le même. Le ton. En l’occurrence, elle adopte celui, malicieux, de la (fausse) chronique villageoise, où l’emploi du nous crée une paradoxale distance auto-ironique. Et, comme toute chronique villageoise, celle-ci repose en partie sur des personnages, vivement campés. C’est l’autre secret de Milena Agus : la singularité de ses héros, toujours assez atypiques pour ne pas risquer d’être exemplaires. Ici, l’absence d’héroïne individualisée laisse toute la place à de multiples figures, aussi improbables que touchantes : l’irascible Saïd Amal ; le petit Mahmoud, « l’enfant le plus antipathique du monde » ; les humanitaires (voir plus haut) ; « ces Dames », donna Ruth et sa fille Lina, cloîtrées dans leur maison au luxe décati et ne s’y nourrissant que de biscuits et d’« eau de pomme » ; « le Pou » (tout est dit) ; « la Dévote » (idem)…

 

Si les fils et les filles des villageois ne reviennent jamais voir leurs familles, c’est parce qu’ils souffrent « de cette humiliation propre aux émigrés quand ils rentrent au pays aussi perdants et vaincus qu’ils en sont partis ». On est toujours l’émigré de quelqu’un… Et c’est aussi le portrait d’un village de cette Sardaigne où son œuvre, si universelle, est si profondément ancrée que nous brosse Milena Agus. Pour bien parler des autres, il faut parler de soi. Elle le sait, et tire, de ce qui pourrait être un sujet éminemment périlleux, un récit poétique, drôle, vrai parce que sans prétendu réalisme. Ah, si tous les romans à sujets étaient comme ça… Mais alors, ce ne seraient plus des romans à sujets, ce seraient des romans tout court. Et quels romans !

 

P. A.

 

(1) Voir ici et ici, les deux livres chez Liana Levi

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