Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il est d’étranges lieux de résidence. Je parle des résidences d’écrivains, qui se sont multipliées, ces dernières années, au point que moulins désaffectés, phares et couvents reconvertis ne suffisent plus à satisfaire la demande. Dès que possible, les stations spatiales seront certainement mises à contribution. En attendant, Mariette Navarro s’est contentée, en compagnie de cinq autres auteurs, en 2012, d’un cargo. Et elle nous montre, avec le roman né de son séjour à bord, qu’un cargo, au fond, c’est un peu comme une station spatiale.
À première vue, on pense se lancer dans un classique récit d’aventures maritimes. Avec une originalité contemporaine, cependant : dans ce livre où personne n’a de nom, où chacun est désigné par sa seule fonction, le commandant de bord est une commandante. Fille de commandant, elle a su s’imposer et est à présent très appréciée : en s’embarquant avec elle, « on sait que tout est carré ». Elle-même, qui ne manque pas d’humour, va jusqu’à évoquer sa « rigidité légendaire ». Tout semble réuni pour que, au cours du voyage qu’on nous conte, vers les Antilles, sur un bateau lui aussi dépourvu de nom, la prévisible épreuve (tempête, par exemple) la contraigne à renoncer à ce qu’elle « refuse de lâcher », constituant ainsi le ressort d’un roman d’éducation océanique.
Au bord de l’événement
Mais on restera loin de Conrad et de Vercel. Mariette Navarro, dont ce n’est pas le premier roman, mais qui est aussi auteure de théâtre, exploite plutôt les possibilités offertes en matière de huis-clos oppressant par un navire de commerce chargé de biens inutiles et bardé de radars sophistiqués. Quoique tout ici soit aussi peu théâtral et aussi antispectaculaire que possible : écriture pure et presque blanche, absence résolue de pittoresque, mer constamment présente mais jamais contemplée. Et une action minimaliste, qui s’arrête juste au bord de tout événement dès qu’il pourrait devenir dramatique ou romanesque : mutinerie, histoire d’amour avec le second — le seul avec « elle » dont on partage par moments le point de vue, l’équipage restant un personnage collectif.
C’est l’histoire d’une simple perturbation. « Après quatre jours de pleine mer », le second, justement, le suggère par plaisanterie : « On pourrait (…) couper les moteurs, descendre les canots, s’offrir une petite baignade ». Et voilà la commandante qui, à sa propre stupéfaction, répond : « D’accord ». La baignade a donc lieu, joyeuse, d’abord. Puis viennent « le vertige » à l’idée « des kilomètres sous leurs pieds », « le trouble », une étrange panique qui leur laissera plus tard le sentiment que « quelque chose leur a échappé ». « Ils s’étaient fabriqué un équilibre (…), et un léger changement d’allure a tout fait vaciller ». Chez la commandante, d’abord, seule à ne pas participer mais étonnée, dès son assentiment inattendu, de se sentir « en désaccord avec elle-même » telle qu’elle a l’habitude d’être. Et qui, seule à bord pendant que les autres nagent au pied du monstre de métal, entre dans leurs cabines, envisage de remettre les machines en marche et de repartir toute seule, bref est prise de pensées et d’impressions bizarres, sous l’empire desquelles on la trouvera par la suite de plus en plus souvent étendue de tout son long çà et là sur le sol des coursives.
Dehors / dedans
La fêlure qui court n’est cependant pas qu’interne. La réalité objective aussi est affectée : on ne sait plus tout à coup si l’équipage compte vingt hommes ou vingt et un ; un banc de brume inhabituel engloutit le bateau ; celui-ci, second héros, ralentit comme de lui-même, « pris d’une autonomie (…) qui rend les humains vains, et qui le leur fait comprendre ».
On dérive, sans jeu de mots. On se prend à songer à Ulysse, saint patron des marins perdus, et à sa descente chez les morts. On n’est plus sûr de rien, surtout pas de l’histoire qu’on est en train de nous raconter. Y a-t-il ou non une avarie ? Y a-t-il un passager clandestin ? La perturbation a-t-elle pour de bon perturbé quelque chose ?... On serait tenté, évidemment, de s’en tirer en choisissant de voir dans tout ça du fantastique ou du symbole. Mais ce que fait Mariette Navarro est plus fin et plus déconcertant. Le dérèglement n’est pas vraiment dans les machines, ni uniquement dans l’inconscient de la commandante — dont on apprendra au passage qu’elle vient de perdre son ex-commandant de père, et dont le deuil enfin accepté marquera la résolution de la crise.
Celle-ci touchait surtout le régime de la fiction. Elle se situait, depuis le début, à la fois dehors et dedans, et explorait une zone énigmatique où le monde extérieur, mer ou bateau, et celui des désirs ou des empêchements humains se rejoindraient et se distingueraient. Du coup, ce qu’a fait bouger cette plongée en mer et cette sortie des règles, c’était quelque chose dans le rapport entre les deux domaines. Dans le rapport au monde, en somme. Notre monde, ultratechnologique, ultra-commercial, entièrement balisé, mais dans lequel, semble dire l’auteure, des échappées, même infimes, adviennent parfois. Surtout infimes…
P. A.