Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
J’ai déjà dit le bien que je pensais du dernier livre de Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan . Si je persiste à le trouver d’une astuce assez diabolique dans sa naïveté voulue, c’est sans doute que je n’échappe pas à la fascination pour le « roman américain » que l'auteur de Paris-Brest y décrit et y met en scène. Fascination que, comme beaucoup, j'ai probablement gagnée par l'absorption répétée de films en couleurs à l'époque où les cinémas proposaient encore des entractes avec ouvreuses munies de paniers, et par la lecture de magazines en noir et blanc de petit format qu'on achetait le jeudi au kiosque. Blek le roc, Cassidy et autres Pecos Bill y parcouraient de grands espaces. Quand on atteignait l'adolescence d'autres figures prenaient le relais, bûcherons en chemises à carreaux qui tapaient sur de vieilles machines à écrire en remplissant des cendriers et en vidant des verres de rye. Ces gens-là, ça sautait aux yeux, étaient, quoique écrivains, des espèces d'hommes d'action. Leur écriture elle-même semblait une manière d'acte, brutal, efficace, sans chichis — on était loin de Gide et de Proust.
Le bandeau qui figure sur Sale temps pour les braves, roman de 1964 que 10-18 vient de republier, proclame que Don Carpenter est « le chaînon manquant entre John Fante et Richard Price ». Je ne sais trop que penser de cette histoire de chaînons. Le second auteur, si je comprends bien, est avant tout un scénariste. Quant à celui de Demande à la poussière, on ne voit pas vraiment en quoi il annoncerait Carpenter plus que d'autres. Pourquoi pas le chaînon entre, disons, James Cain et Russel Banks ? Laissons les spécialistes du roman américain en décider… Et contentons-nous de dévorer Sale temps pour les braves en nous demandant de temps à autre pour quelle raison on le dévore avec un pareil appétit.
On suit Jack Levitt, à l'américaine, de sa conception au jour où, quand il a trente ans, sa femme le quitte, et on comprend alors que sa vie est décidément foutue après le bref essai de rédemption qu'avait déclenché sa découverte de l'amour, en prison, avec son compagnon de cellule. Bien sûr il a aussi été boxeur, bûcheron (je vous le disais bien) et a travaillé dans des conserveries. Comme on peut s'en douter il n'a pendant tout ce temps guère fréquenté les salons ni connu beaucoup d'intellectuels à proprement parler. Mais il ne le regrette pas : « Ne comprennent-ils pas », philosophe-t-il un soir de cuite, « que pour certaines personnes, l'opéra, le théâtre, le ballet, c'est la barbe, alors qu'un peep-show sur Market Street, c'est de l'art ? Ils veulent que tout soit chic et gris. Ne comprennent-ils pas combien le bon goût paraît horrible à ceux qui ne le possèdent pas ? Mais ils s'en foutent bien, des gens qui ont mauvais goût ! Mais pas moi. À moi ils me plaisent ».
Entre deux chapitres on s'interroge : d'où vient le plaisir qu'on prend à lire ces histoires de petits délinquants, de bagarres, ces descriptions de parties de billard auxquelles on ne comprend rien et ces dialogues entre vrais durs (« Ben faut croire que tu me tiens par les couilles, alors. — Faut croire ») ? Est-ce l'effet de la fascination (cf plus haut) ou y aurait-il bien là un exemple de la célèbre « efficacité narrative » américaine ? On ne sait pas trop, mais on replonge, et c'est un fait. Jack et ses comparses en rage contre « l'univers tout entier » nous tiennent indéniablement par quelque chose…
Naturellement c'est bien trop long. Ces gens-là ne peuvent rien faire à moins de quatre cents pages. On pourrait ici se passer des cent dernières, qui nous content les déboires conjugaux du héros : Jack n'est vraiment pas fait pour la vie conjugale… Mais la longueur, la volonté de tout dire, l'excès, cela encore fait partie du grandromanaméricain.
Et puis il y a autre chose, qui fait peut-être de Sale temps pour les braves, en fin de compte, un grand roman tout court. Ses personnages, furieux et désespérés de ne pas même être recherchés par la police quand ils disparaissent, tant leur sort laisse tout le monde indifférent, sont en permanence la proie d'une sorte de langueur métaphysique. Désœuvrés, ils courent pourtant sans cesse après une tranquillité qui leur permettrait de réfléchir et de comprendre enfin ce qui leur arrive, et se réveillent « presque tous les jours effrayé[s] à l'idée que le temps soit comme un vent sec qui emporterait [leur] jeunesse et [leur] force ». Leur vie intérieure, dans le tourbillon absurde de leur vie, voilà le vrai sujet du livre, et on se prend à songer à Carco, voire à Genet, quand on lit ces méditations toujours à la limite du monologue intérieur et des analyses omniscientes d'un narrateur sans illusions.
Les interventions de ce montreur de marionnettes, qui soulève quelquefois le rideau sur l'avenir barré de ses créatures, ajoute à ce qu'il faut bien appeler le tragique du roman de Don Carpenter. Et si le titre français choisit malencontreusement de le ramener aux stéréotypes, la version anglaise, Hard Rain Falling, en exprime bien l'amère grandeur.
P. A.
Une première version de ce texte est paru le 14 avril 2013 sur le site du Salon littéraire : link