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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Plaidoyer pour les chiens, bâtards, fils de chiennes, Philippe Videlier (Gallimard)

www.wikiwand.comRessuscitant une collection de la NRF des années 1930, l’actuelle collection « Tracts », lancée par Gallimard en 2019, est consacrée à des textes courts, qui ouvriraient « une troisième voie » « entre l’écrit du livre et l’info de l’écran, entre le solennel et l’anodin ». Plus précisément, il s’agirait, pour reprendre les mots d’Antoine Gallimard lui-même, de « faire entrer les femmes et les hommes de lettres dans le débat ».

 

Déjà publiés : Régis Debray, Erri De Luca, Pierre Bergounioux, Danièle Salenave, bien d’autres… Et, aujourd’hui, Philippe Videlier, qu’on ne présente plus sur ce blog. J’y ai déjà dit souvent à quel point me semblaient originaux son projet de faire le roman de l’Histoire plutôt que de faire de l’Histoire un roman, comme son ton, où l’apparent détachement, l’humour noir, l’ironie légère n’excluent pas l’indignation, serait-elle implicite.

 

Conte oriental

 

Ici, elle s’exprime plus ouvertement que d’habitude. C’est normal : ce Plaidoyer s’inscrit clairement dans la tradition du pamphlet, un genre auquel Voltaire donna, du moins en France, ses lettres de noblesse. Et on songe d’autant plus à lui, ou à Montesquieu, cité par Videlier lui-même, que tout commence comme un de ces pseudo-contes orientaux qu’affectionnaient l’époque et les philosophes des Lumières : « Jadis, le Sultan était très laid, tellement laid que ses traits s’offraient naturellement à la caricature ». Le Sultan en question, c’est Abdul Hamid (1842-1918), auquel est consacrée la première partie du texte. « Ça massacrait chez lui à tour de bras, ça massacrait en grand, ça fusillait, ça chourinait, ça tranchait les têtes »… Spécialement, et bien avant le génocide de 1915, les têtes d’Arméniens.

 

« À cause de son âme noire et de ses crimes affreux et notoires », Abdul Hamid bénéficiait souvent « des honneurs du Rire ou de L’Assiette au beurre ». Mais ce n’est pas des caricaturistes du passé que veut vraiment nous parler l’historien Videlier. Dans une seconde partie, il en vient à un « Sultan » plus actuel : Recep Tayipp Erdogan, dont il ne manque pas de rappeler, entre autres choses intéressantes, qu’il fut dans sa jeunesse l’auteur et le metteur en scène d’une pièce qui résumait déjà ses haines, toujours actuelles : Mas-Kom-Ya (soit, en turc et en abrégé, Maçon-Communiste-Juif).

 

Jeunes-Turcs

 

Ce Sultan-là non plus n’aime pas les caricaturistes. Et lui aussi compte souvent parmi leurs cibles. D’où l’incident qui sert de prétexte à notre pamphlet. Réagissant à un dessin paru dans Charlie Hebdo, le vice-ministre turc de la Culture et du Tourisme déclara sans autres précautions oratoires, à l’adresse des dessinateurs et journalistes de l’hebdomadaire : « Vous êtes des bâtards ! Vous êtes des fils de chiennes ! ».

 

C’est ici que ce petit texte prend un chemin inattendu, et que son auteur fait une fois de plus la preuve de son talent pour la fausse digression. Il choisit en effet de s’arrêter sur une question apparemment secondaire : pourquoi, au fond, toujours et encore les chiens ?... Et de relater, après quelques détours érudits et souvent drolatiques, la manière dont les Jeunes-Turcs, fraîchement arrivés au pouvoir, résolurent d’exterminer toute la population canine d’Istanbul, et le firent, en 1910. Je laisse le lecteur découvrir comment ils procédèrent… Je me contenterai d’indiquer la chute du récit : « Restait la question arménienne » ; et la citation qui nous ramène à Recep Tayipp Erdogan, lequel proclama : « L’Histoire n’est pas seulement le passé d’une nation, elle est aussi la boussole de son futur ».

 

En chemin, il aura été question de Dario Moreno, de Tintin, bien sûr, des Dix Commandements (Cecil B. DeMille, 1956), de Samson et Dalila (le même, 1949), d’un savon portugais et de l’édition turque de 1984. Philippe Videlier aime les faits minuscules. Car il sait que, lorsqu’on tire sur un de ces fils apparemment négligeables, c’est souvent toute la toile du temps qui vient avec. Avenir inclus, hélas.

 

P. A.

 

Illustration : Cecil B. DeMille, Samson et Dalila (1949)

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