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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Patagonie dernier refuge, Christian Garcin et Éric Faye (Stock)

pensees-de-voyage.comCe sont les habitués du bout du monde… Après En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe (Stock, 2011) et Dans les pas d’Alexandra David-Néel (du Tibet au Yunnan) (Stock, 2018, voir ici), ils commencent à avoir de l’entraînement. Christian Garcin et Éric Faye, qui ont chacun une œuvre respectable à leur actif (1), ont eu le temps de mettre au point un mode opératoire commun : carte en début de volume, photos la plupart du temps prises par eux, usage d’un je (presque) impersonnel et parfaitement indistinct, en dépit de subtils indices (l’un parle espagnol, l’autre non, l’un a publié un essai sur Borges…).

 

Aventuriers, moutons, quartiers perdus

 

Ce tour de main, ils l’appliquent cette fois à un objet encore plus extrême que les précédents : la Patagonie, lieu « riche en glaciers et en lacs », où « le vent souffle fort » et où « il n’y a pas grand-monde ». Ils font un peu songer aux personnages de Jules Verne, qu’ils vénèrent, nos deux duettistes de l’errance — érudition comprise, mais sans l’enthousiasme pour le progrès. Que vont-ils chercher aux confins de la terre ? D’abord, le souvenir de ceux qui y sont allés avant eux : « Vous vous demandez », dit l’un d’eux, s’adressant à son compagnon et à lui-même, « qui peut bien avoir eu besoin de se réfugier dans ces parages, naguère ou jadis ». De Buenos-Aires jusqu’en Uruguay, puis, entre Argentine et Chili, jusqu’au lointain Puerto Williams, en avion, en bateau, en voiture, les deux auteurs vont en effet croiser les spectres de nombreux écrivains (Calet, Onetti, le sulfureux Jean Raspail, bien d’autres) et surtout d’innombrables aventuriers, « hommes avides de possessions et de richesses à se partager », proscrits, fugitifs, doux rêveurs. On fera ainsi la connaissance de gens sympathiques, comme Antoine Tounens (1825-1878), avoué à Périgueux devenu « roi de Patagonie » ; ou moins, tels Menéndez ou Potters, grands massacreurs d’Indiens, qui se taillèrent dans la pampa de vrais empires voués à l’élevage du mouton.

 

Ces contrées violentes et tragiques, qui tireraient leur nom de celui d’un héros de roman de chevalerie espagnol, se révèlent au fil des pages de formidables mines de récits, que les compères explorent avec une jubilation évidente et d’éblouissants talents de conteurs… Par où se manifeste peut-être leur appartenance à la caste de ceux que Mac Orlan appelait « les aventuriers passifs ». D’ailleurs, voyageant avec billets, couchant à l’hôtel, mangeant dans des restaurants dont ils ne dédaignent pas de vanter parfois la cuisine, nos héros ne posent nullement aux aventuriers tout court. Sans qu’on puisse pour autant, à leur propos, parler de tourisme : ils ne s’intéressent pas à ce qui est touristique. À quoi, alors ? Aux recoins de l’espace, aux quartiers perdus où l’un d’eux, plus proche de Modiano que de Kessel, avoue aimer passer « un après-midi entier à la terrasse d’un café », « à l’ombre d’un arbre ou sur un banc », histoire de « tremper » dans l’atmosphère. D’où leur goût des paysages peu prestigieux, « rues quasi vides, balayées par le vent, écrasées de lumière », « îlots pelés et gris, couverts de mousse, où perc[ent] quelques cascades ».

 

La nostalgie du jamais-vu

 

Mais à ces espaces vides correspondent des zones oubliées du temps. Les luttes, les massacres, les fantômes des Indiens annihilés hantent le livre, où ils donnent lieu à des pages bouleversantes. C’est bien la nostalgie qui pousse les deux voyageurs, ce « paradoxal mal du pays pour un endroit que nous ne connaissons pas, que nous n’avons vu qu’en images, ou en imagination ». Et si c’était aussi la nostalgie, avec la puissante incitation à l’imaginaire qu’elle représente, qu’ils allaient chercher, à l’autre extrémité du monde ? Leur livre commence doublement sous le signe de la déception :  en guise de prélude, ils racontent comment, à Buenos-Aires, ils ont poursuivi en vain le spectre de Borges, lequel, on l’ignore souvent, chanta les gauchos en « contes épiques et cruels », ainsi que l’ombre de Butch Cassidy, le fameux gangster, venu se réfugier en Amérique du Sud avec son complice, le Sundance Kid, et la compagne de l’un des deux au moins, Etta Place. Plus aucune trace de l’un ni des trois autres. Après tant de récits et d’aventures, l’aventure comme la littérature qui l’a célébrée s’éclipsent. On est dans le monde d’après. On va nous raconter un voyage d’aujourd’hui, invitation à la rêverie et à l’écriture plus qu’au voyage. Tant il est vrai que « le véritable voyage, le plus enrichissant, ne commence, la plupart du temps, qu’après le retour ». Pour l’avoir compris, Christian Garcin et Éric Faye nous offrent la forme peut-être la plus moderne de l’histoire de bout du monde.

 

P. A.

 

(1) En ce qui concerne Éric Faye, voir par exemple ici.

 

Illustration : Puerto Williams, dans l'Île Navarino, à l'extrémité de la Patagonie chilienne

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