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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Nous faisions semblant d’être quelqu’un d’autre, Shani Boianjiu, traduit de l’anglais par Annick Le Goyat (10-18)

http-_www.tabletmag.comQuoi qu’on pense de l’état d’Israël, de son armée ou de la politique menée par son gouvernement, qui, visitant le pays, n’est resté saisi à la vue de ces très jeunes femmes déambulant en uniforme, fusil-mitrailleur à l’épaule ? Dans cette rencontre entre la beauté féminine et les armes, il y a pour l’Européen moyen, même éclairé, quelque chose de fascinant. La fascination, on le sait, n’est pas toujours bonne conseillère en matière de littérature, et peut-être est-ce en partie pour de mauvaises raisons qu’on ouvrira le roman de Shani Boianjiu. On risque alors d’être déçu, car l’œuvre de cette écrivaine née en 1987 en Galilée, où elle est retournée vivre après, notamment, un passage par Harvard, se garde d’exploiter une séduction née pourtant du contraste sur quoi elle se fonde.

 

Des filles et des fusils

 

C’est en effet bien de jeunes filles en uniforme qu’il s’agit ici. Soit trois copines : Léa, cérébrale et autoritaire, Avishag, secrète et dépressive, Yaël, énergique et curieuse du monde. Elles ont l’âge qu’avait sans doute l’auteure quand elle a effectué, comme elles, deux ans de service militaire dans son pays. Elles ont peut-être aussi les préoccupations qui étaient alors les siennes, celles, en tout cas, de bien des gamines à cette période de leur vie : amitiés, parfums, maquillage, feuilletons télévisés et sexe — « "Quand je lui ai demandé ce qu'il aimait en moi, pourquoi il avait envie de devenir mon mec, tu sais ce qu'il a répondu ?" Assises sur la banquette à deux places en face de nous, Dana et Tamara parlaient du fiancé de Dana (…). Le pick-up les avait ramassées à la pompe à essence, à côté de l’armurerie où elles venaient de nettoyer leurs fusils M4 ».

 

Des filles et des fusils, donc… Mais, pour ce qui est de la guerre, elle ne sera jamais vue ici que de biais, depuis les bases arrière où on apprend à tirer, les check-points où on en vient à oublier les risques d’attentat, les salles où on guette pendant des heures, sur un écran de contrôle, les clandestins susceptibles d’essayer de franchir la frontière avec l’Égypte. « Si vous êtes un jeune homme et que vous partez à l’armée, vous risquez de mourir. Ou de vivre. Si vous êtes une jeune fille, il est peu probable que vous mouriez. Vous enverrez peut-être des réservistes se faire tuer dans une guerre, réprimerez une manifestation à un poste de contrôle, mais vous courrez peu de risques de mourir ». Dans ce monde de soldats sans ennemis visibles, l’ennui règne. On « passe [son] temps à le tuer », et le lecteur songe à Beaufort (Seuil, 2008), de Ron Leshem, ce récit du quotidien dans un fort de la frontière libanaise, digne du Désert des Tartares, dont le roman de Shani Boianjiu pourrait être le pendant féminin.

 

Jeunesses en morceaux

 

Pourtant, la guerre, dans laquelle on ne se trouve jamais directement plongé, est omniprésente. Les plus anciens souvenirs y renvoient : « J’ouvre les yeux et je vois la petite pièce à travers le hublot de plastique. Mon père porte son masque, ma petite sœur est sur le tapis, à l’intérieur de sa couveuse anti-gaz ». Aucun jugement, aucune prise de position explicite, même si les choix politiques de l’auteure affleurent dans le titre original ironique (The people of forever are not afraid1) ou au détour d’une page (« Israël avait de nouveau besoin des ouvriers palestiniens. Nous avions besoin d’eux, mais nous avions aussi un peu peur qu’ils nous tuent ou, pire, qu’ils s’installent chez nous définitivement »). Mais pour l’essentiel, et là réside la force du livre, c’est l’écriture elle-même qui est ici une réflexion, et la construction d’ensemble en tant que telle qui tient lieu de discours. L’histoire de Léa, Avishag et Yaël nous est racontée en fragments séparés par des ellipses abruptes, où le je et le elle alternent, le point de vue ou la parole passant incessamment de l’une à l’autre, si bien qu’on se demande si les trois filles ne sont pas les facettes désaccordées d’une seule et même personnalité. Comment, mieux que par cette narration éclatée, dire des jeunesses en morceaux dans un pays toujours au bord de l’explosion ? Le temps passe habilement et insensiblement dans ce roman de formation un peu spécial, et les derniers chapitres voient nos héroïnes parvenues à l’âge adulte : « Léa (…) habitait à Tel-Aviv, passait une partie de son temps dans les cafés à fumer, et écrivait des romans pornos où il était question de nazis baisant des Juifs dans les douches, de petites filles de sept ans violées, avec inceste et double pénétration. (…) Avishag avait quitté sa mère à Jérusalem et vivait désormais avec son oncle dans une petite colonie implantée dans le désert du Néguev (…). Pendant ses loisirs, elle créait des fanfics2 de bandes dessinées inspirés d’Emily the Strange, rebaptisée Emily the Sad (…). Yaël était bien trop occupée à parcourir le monde ».

 

Ces destins tourmentés sont-ils la conséquence du passage par l’armée, de la menace permanente, du souvenir des garçons morts au combat ?... Dès le départ, mêlé à une curieuse joie de vivre, une sorte de malheur intrinsèque semblait peser sur les protagonistes de ce roman étrange et violent. Malheur jamais expliqué, comme si être jeune et femme dans un Moyen-Orient en feu constituait en soi une tragédie suffisante. Shani Boianjiu sait le rappeler, sans commentaires.

 

P. A.

 

1 Le peuple éternel n'a pas peur (d'un long chemin), slogan politique israélien, utilisé notamment par Benjamin Netanyahu.

2 «  Fanfiction » : histoire dessinée ou écrite par le fan d'une bande dessinée, d'une série télévisée, etc., dont elle reprend les personnages originaux.

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