Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
D’habitude, je ne fais pas les essais. Seulement, voilà, est-ce un essai ? D’une certaine façon tout peut en être un, me direz-vous, c’est un peu comme pour les romans. Philippe Garnier, qui, dans Babel nuit (Verticales, 2012, voir ici), tirait le roman vers une forme d’absurde poétique, semble ici adopter la logique de l’essai pour mieux le mener aux confins de la poésie, à nouveau, et de la fiction.
Logique de l’oxymore
Ça s’intitule Mélancolie du pot de yaourt, et c’est sous-titré Méditation sur les emballages. Double oxymore qu’il faut entendre comme une manière de programme : bidons de lessive, tubes de dentifrice, sachets de chips, « autour de ces objets modestes, porteurs d’une séduction éphémère, se sont nouées des forces démesurées » ; « avec leurs faibles charmes, ils ont révolutionné la vie quotidienne ». Prendre au sérieux, donc, ce qui peut paraître le plus fragile et le plus futile. Poser à ce sujet la question philosophique par excellence : qu’est-ce que c’est ?
D’autres auraient pu le faire, et on pense, autant qu’à Barthes, cité dans les « quelques sources » figurant en fin de volume, à Baudrillard. Car c’est bien une sociologie de l’emballage qui s’ébauche, et, à travers lui, de la marchandise, laquelle « a façonné cet individu paradoxal qu’est l’acheteur », « dupe de rien » mais habitué à être trompé. Et participant, à sa manière, à un désastre écologique d’ampleur planétaire.
Cependant on n’est pas dans la dénonciation. Les effets politiques ou environnementaux de la frénésie d’emballage qui a saisi l’humanité contemporaine sont indiqués précisément mais comme en passant, avec, dirait-on, une forme de haussement d’épaules accablé. Après quoi le livre s’attache à explorer le monde du « packaging » comme une nouvelle mine possible de rêveries et de fantasmes — avec un plaisir légèrement pervers, qui sera vite celui du lecteur.
Ça se fait en courts chapitres, regroupés un peu capricieusement en cinq parties. Quelques titres : « Élégie pour un tube de lait concentré sucré » ; « Morne vertige du papier bulle » ; « Tentative d’autohypnose devant un paquet de chips bio "à l'ancienne" »… Le ton est donné. C’est celui de l’humour, et on ne dira jamais assez combien ce petit livre sérieux est (toujours l’oxymore) jubilatoire. Humour fondé ici sur une forme de burlesque, l’élégance et la sophistication de l’écriture contrastant avec le trivial des sujets auxquels elle s’applique. Il affleure, par exemple, dans l’emploi de la personnification : l’osier est « un matériau flexible, mais buté » ; devenir carton, c’est, pour la fibre de bois, « entrer dans une maturité sans joie, mais en accord avec le destin »…
Si près, si loin…
Mais ce n’est pas un hasard si Lewis Carroll est cité à l’occasion. L’humour de Philippe Garnier repose surtout sur un sens aigu de l’absurde. Les guillemets eux-mêmes, protégeant les mots « de l’effet corrosif de l’atmosphère extérieure », sont une « mise en conserve ». La peau, l’atmosphère, sont aussi des enveloppes. Quel que soit l’objet choisi, il s’agit à chaque fois d’épuiser sa logique en la poussant à l’extrême. Et cela prend, immanquablement, la forme de la fiction. On glisse alors de l’indicatif descriptif au conditionnel de la rêverie : le tube de dentifrice pourrait être « une réplique miniature et simplifiée de notre tube digestif, dans une existence de cauchemar où seule la régurgitation serait possible » ; des espèces mutantes pourraient naître, « moitié canette de Coca-Cola, moitié poulpe » ; le plastique, dans un avenir très lointain, pourrait revenir à une existence géologique, alors « d’immenses galeries naturelles de polymère pourraient surgir dans les sous-sols ».
Face à un sachet de chips, l’auteur (?), « victime d’une brève hallucination », se voit « escalader la pente lisse et lustrée du paquet », tel l’homme qui rétrécit de Jack Arnold. On le voit, l’inquiétante étrangeté n’est jamais loin. Elle a partie liée avec l’humour, lequel n’est, après tout, qu’une autre manière de voir des choses rendues à elles-mêmes, une fois dépouillée leur valeur de signes. D’où son affinité avec la poésie. En lisant Garnier, on songe à Ponge, bien sûr : pour la précision et la juxtaposition des adjectifs (« Les parois sont nimbées d’une lumière pâle, homogène, filtrée par le carton multicolore ») ; pour la décomposition de l’objet en multiples facettes (la boîte d’allumettes est « une domestique de l’ancien temps », « un meuble miniature doté d’un tiroir », « une maison de poupée »). Mais on se souvient aussi de Robbe-Grillet : « Ce paquet d’environ trente-cinq centimètres de long et quinze de large présente une surface légèrement bosselée »…
Comme chez le romancier des Gommes et le poète du Parti pris des choses, le geste et le regard de l’écrivain deviennent insidieusement, dans Mélancolie du pot de yaourt, ce dont parlent les descriptions d’« objets modestes ». Comme quoi les objets modestes nous mènent loin. Ou, si l’on préfère, tout près. Mais, comme Philippe Garnier nous le montre avec brio, c’est la même chose.
P. A.