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Est-ce une suite ? Le mot a été écarté sur le bandeau, lequel se contente de rappeler que l’auteure de ces Sœurs aux yeux bleus est celle qui publia, en 2016, La Gouvernante suédoise (Arléa). Mais gageons que la question sera posée à Marie Sizun, lors de la soirée qui sera consacrée à son livre, le 16 janvier prochain, à la mairie du 6e arrondissement, ou lors de celle qui devrait suivre, au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, ou encore dans ces innombrables salons du livre qu’elle affectionne et dont elle ne manque pas un. Comme lui sera posée, à nouveau, la question de sa manière de travailler, pour ces livres consacrés à l’histoire de sa famille ; du rôle qu’y jouent photos, lettres, vieux journaux intimes, de la part qu’y prend l’imagination de la romancière.
Saga
Une suite ?... On peut sans difficultés lire Les Sœurs aux yeux bleus même si l’on n’a pas lu La Gouvernante suédoise, Marie Sizun n’ayant pas manqué de glisser habilement, dans ce second récit, les rappels nécessaires. Mais on retrouve bien la famille Sézeneau où on l’avait laissée : devant la tombe de la mère suédoise, Hulda, morte quasiment de chagrin après avoir appris la liaison de son mari français, Léonard, avec Livia, la gouvernante. On suivra ledit Léonard (arrière-grand-père de l’auteure) à Saint-Pétersbourg, où il emmène ses trois filles. Ce sont elles, les sœurs aux yeux bleus. Elles regagneront la France, pour s’installer dans un village de Vendée où elles s’ennuieront beaucoup. L’une d’elles va mourir, les deux autres partir pour Paris, où l’une sera mère d’une jeune femme un peu folle, laquelle, surprenante arabesque, rencontrera et épousera, non sans mal, le fils de celui que son propre grand-père a eu, sans le savoir, de la gouvernante (vous suivez ?). Pour ce qui en adviendra, voir les premiers romans de Marie Sizun, Le Père de la petite (2005), La Femme de l’Allemand (2007), tous deux chez Arléa.
On pense, en lisant cette longue saga, à bien des choses. Au roman russe pour la première partie (Saint-Pétersbourg), à divers romans anglo-saxons, dont le chef-d’œuvre de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March, pour l’ensemble. Même si l’on n’éprouve pas toujours avec la même intensité la passion de la narratrice pour ses héroïnes, Marie Sizun ne nous perd jamais complètement, et elle sait toujours nous reprendre, au fil de cette histoire où il arrive à la fois beaucoup d’événements et presque rien, et dont elle organise soigneusement le moindre rebondissement, s’amusant parfois à des phrases de roman-feuilleton (« C’est alors que se produisit un événement extraordinaire »).
Jeunes filles d’autrefois
Un roman, comme l’indique la page de titre ? Pas tout à fait. Une chronique ? Pas seulement. Car si, contrairement à ce qui se passait dans le livre précédent, la narratrice reste ici constamment à l’arrière-plan, on sent en permanence le travail qu’elle accomplit pour entrer dans le point de vue de ses héroïnes, tour à tour. Avec le souci de comprendre, à travers le filtre des années, chacune d’elles, et les amenant alternativement au premier plan tandis que les autres leur cèdent la place sans pour autant disparaître de scène, dans un élégant et mélancolique ballet. C’est par ce travail d’identification (le mot d’empathie me fatigue), plutôt que par un pittoresque heureusement stylisé, que l’Histoire est présente dans un récit qui va de 1877 à 1939. Car Marie Sizun s’interdit de prêter à ses jeunes filles d’autrefois des sentiments et des réactions qui seraient d’aujourd’hui. Et, avec le féminisme tranquille qui est le sien, elle nous fait partager sans manichéisme leur résignation, comme aussi leurs débuts de révolte, leur prise de conscience, en tout cas, du sort réservé aux femmes de leur temps, « ignorantes et condamnées à dépendre d’un père ou d’un mari », « tandis que, pour les hommes, pour les garçons, le destin est tout autre ».
« Un bleu si clair… »
Elles nous deviennent, peu à peu, étrangement familières, ces filles et ces femmes que Marie Sizun tire pour nous de l’abîme du temps. Nous les contemplons sur les vieilles photos, qu’elle décrit avec une attention sagace. Nous les voyons dans la clarté qui baigne les tableaux qu’elle brosse. Peu d’odeurs ou de perceptions tactiles, dans ce livre où dominent la vue, les couleurs, le goût de l’auteure pour la lumière. « Un tel bleu, si clair, si lumineux… », bien sûr, et c’est pourtant le blanc qui l’emporte ici, la neige de Saint-Pétersbourg, le « ciel presque blanc » de la campagne vendéenne, les « robes blanches sous [les] ombrelles » des journées passées à la plage. Curieuse romancière, au fond, Marie Sizun : elle n’aime rien tant, on le sent, que parler du bonheur ; cependant quelque chose la ramène toujours dans des régions et des tonalités plus sombres. Dans la deuxième partie, elle évoque l’hiver au fin fond du pays de Retz, vers 1890 : l’ennui, les vagues, le vent, les jours qui ne passent pas — et ses héroïnes adolescentes, avec « leur tristesse, leur éperdu besoin d’ailleurs ». C’est là, peut-être, qu’elle donne toute sa mesure. Et que sa petite musique, en apparence si simple, et en fait si particulière, sait le mieux nous navrer, et nous ravir.
P. A.
Illustration : Joaquin Sorolla, Promenade au bord de la mer, 1909