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Louise, l’héroïne d’Adèle Rosenfeld, n’est pas malentendante : elle est sourde. Ça ne la rend pas très aimable. À propos de Thomas, qui lui offre son cœur : « C’était sûrement ce que j’avais de mieux à faire, le regarder m’aimer était peut-être une manière pour moi de me réconcilier avec la société ». Au sujet de sa maman, qui semble désapprouver son projet de se faire mettre un implant : « Ma mère était une sale égoïste, pétrie d’injonctions contradictoires, qui n’avait jamais dépassé le stade où l’enfant n’existe que dans son prolongement »… Il faut dire que les autres ne sont pas toujours très aimables avec elle. Lorsqu’elle décroche, en tant que handicapée, un emploi municipal au service des déclarations de naissance, ses collègues n’ont rien de plus pressé que de manœuvrer pour la bannir « dans les sous-sols », où elle est chargée de numériser « 283 954 actes de décès ». « Il me semblait passer de l’autre côté du monde », commente-t-elle.
« Divaguer dans les silences »
Son côté teigneux est la première qualité de ce premier roman, qui ne donne ni dans l’empathie facile ni dans le romanesque attendu. Voici la chronique d’une double mise à l’écart : « Pas assez sourde pour être rattachée à la culture sourde, pas assez entendante pour participer pleinement au monde des entendants », Louise est « dans une marge invisible » ; quand « tout le monde recherche la norme », elle y échappe partout, chez les bien- comme chez les malentendants, qui « détest[ent] les nouveaux venus ou ceux qui tent[ent] d’accéder à leur communauté sur le tard ».
Car la surdité de Louise s’aggrave, et nous assistons à son enfermement progressif dans la solitude, lequel, comme on l’a vu, prend des allures de descente au pays des morts. Notre héroïne a la sensation « d’être observée par les sons, ces grands absents », et on suit, comme elle, c’est-à-dire à distance, outre ses tribulations dans le monde du travail, ses relations avec sa mère, son amie Anna, Thomas, soutien fidèle… jusqu’à la décision de l’implant, qui lui rouvrira en principe les portes d’une vie « normale ». Tout cela dans une brume d’où émergent des figures hallucinatoires : un soldat, une botaniste, un chien… Louise a en effet pris « l’habitude de divaguer dans les silences et les mots perdus, se faire aspirer par la puissance imaginaire ».
Si cet aspect fantastique n’est pas, en tant que tel, le plus séduisant dans le roman d’Adèle Rosenfeld, il participe cependant d’une réflexion poétique, au sens strict, qui en fait le grand intérêt. Je veux dire d’une réflexion portant sur l’usage du langage (parlé). Ce ne sont pas les sons qui comptent vraiment ici, et la musique, par exemple, ne joue qu’un rôle accessoire. Le silence, qui prend tant de place, « [fait] partie du langage, il n’[est] pas son contraire mais une entité intrinsèque à la langue ».
Langue qui est avant tout le grand facteur d’intégration sociale. D’où son caractère obligatoire et tyrannique — « fasciste », aurait dit Barthes. Aussi y échapper peut-il représenter une libération. Quand Louise éteint son Sonotone, tout devient « plus doux et plus enveloppant ». Jusqu’à ce qu’il « se rallum[e] d’un coup, [la] propulsant dans une ville éreintante, qui hurl[e] au danger permanent ». Le personnage rêve de « quitter la meute hurlante », pas sûre du tout d’avoir envie « de faire du sport en équipe, comprendre qu’on [lui] hurle "Putain la balle !", aller dans des pubs partager des small talks, faire carrière dans le marketing (…), avoir des responsabilités, aller voir des films français ».
« Le carage d’une fable »
La semi-surdité de Louise est un pas de côté, qui libère des possibilités poétiques, au sens toujours strict, mais autrement. Des paroles qu’elle entend déformées, la narratrice tire des effets d’un comique que n’auraient récusé ni les surréalistes ni Dada : « La soie en v, complètement péruvien. La stomatologie est une affaire de NETU » ; « Dis-leur en silence, au style des sucrettes » ; « Un crabe viole et le carage d’une fable »…
On entre dans un monde étrange, où la parole devient matérialité pure : bruit (« Sa voix effectuait un mouvement de balançoire rouillée, certains mots se retiraient dans sa gorge avec un bruit de poulie quand d’autres montaient en volume pour se rapprocher de mon oreille ») et mouvement (« Les bouches étaient devenues de petits monstres mobiles dont les membres étaient composés de la langue, tête plus ou moins pointue, plus ou moins rose, du voile du palais, sorte de chevelure ondulée qu’on ne pouvait apercevoir que rarement, et de la luette, ce cerveau suspendu, à vif »). Sans récriminations ni sentimentalité condescendante, ce roman singulier choisit, on l’a compris, d’explorer le handicap jusqu’au point où il fait vaciller la normalité.
P. A.
Illustration : collage de l'artiste dadaïste Hannah Höch