Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En principe, je n’aurais pas dû aimer… Tous les fidèles de ce blog le savent bien, je ne suis pas, sauf exceptions, un lecteur de polars. Et, ils le savent encore mieux : les sujets de société ne sont pas exactement ma grande passion. Le nouveau roman de Delphine de Vigan, où l’on voit une mère de famille transformer ses enfants en « influenceurs » mis en scène dans des vidéos postées sur une « chaîne familiale », où l’on assiste à l’enlèvement d’un des deux bambins et à l’enquête qui s’ensuit, n’aurait par conséquent pas dû me plaire.
Seulement, voilà : quand on est pris par une lecture et embarqué par une intrigue au point de vite éprouver le besoin infantile et délicieux de savoir la suite, la moindre des choses est de se demander comment ça se fait.
Histoires de procédurières
Oh, bien sûr, il y a l’écriture efficace, le récit bien mené, l’art très maîtrisé de l’aller-retour, entre deux personnages féminins dessinés avec précision : Mélanie, mère maléfique, ou triste victime de son temps ; Clara, flic solitaire, paradoxalement restée une « petite fille ». Mais enfin, tout ça, c’est un peu le minimum, pour un polar… Alors, évidemment, il y a, en plus, le fait que ce n’est pas exactement et même pas du tout un polar. Certes, nous empruntons quelques fausses pistes et savourons certains ingrédients obligés (descente de police, secrets enfouis qui refont surface, angoisse de l’attente, après que la jeune Kimmy n’est pas rentrée d’une partie de cache-cache…). On apprend aussi bien des choses sur le fonctionnement de la Brigade criminelle (de Paris), en particulier le rôle méconnu, tenu ici par Clara, de la « procédurière ».
« Le procédurier [est] garant du dossier qui parv[ient] sur le bureau du juge ou du procureur » ; « Que le récit judiciaire tienne debout, voilà quel [est] son rôle ». Comme l’ajoute la narratrice : « On [est] bien loin de l’imaginaire véhiculé par les séries télévisées ». Mais la narratrice (ou l’auteure ?) est un peu « procédurière », elle aussi : si elle joue avec nos nerfs et nos habitudes (enfin, avec les nerfs et les habitudes des amateurs de séries, ou des lecteurs de polars), c’est pour nous surprendre par un dénouement adroitement déceptif, et mieux nous indiquer ainsi que l’essentiel réside ailleurs.
Horreur du vide
Dans le sujet. En effet, indéniablement, Les enfants sont rois est bien un roman à sujet, qui n’échappe pas à certains des défauts du genre (explications, indignations et commentaires, tirant le livre vers l’essai, surtout dans l’épilogue, dix ans après les faits, c’est-à-dire en 2031). Seulement il ne s’agit pas de n’importe quel sujet. Après un échec de jeunesse, à peu près à l’époque du « Loft », dans la téléréalité, Mélanie se lance donc dans les « chaînes familiales ». Avec « Happy Récré », elle trouve la bonne formule. Devant la caméra, guidés par leur mère, qui, parfois, les rejoint, Sammy (8 ans) et Kimmy (6 ans) vivent : font des courses, prennent leurs repas, jouent, s’ébattent occasionnellement en maillot de bain ou en culotte. Certains apprécient… D’autres (les « fans », et surtout les enfants) adorent. Les like pleuvent. La manne financière aussi. Car, entre autres activités, Sam et Kim déballent à l’écran les innombrables cadeaux que leur offrent des marques (cela s’appelle, pour votre gouverne, du unboxing), lesquelles, en retour, sponsorisent généreusement. Les parents roulent sur l’or. Les enfants, plus tard, rouleront aussi. D’où (peut-être) l’enlèvement.
Si Delphine de Vigan choisit de mettre en scène et d’analyser en détail un tel phénomène, ce n’est sans doute pas parce qu’il a récemment attiré l’attention et fait l’objet d’une loi, mais parce qu’il résume et grossit certains des traits les plus caractéristiques de notre époque. Une époque marquée par la terreur du vide, et de la négativité en général. Dès son adolescence, Mélanie éprouvait une « sensation de vide (…), une forme d’inquiétude peut-être, ou la crainte que sa vie lui échappe ». Ce malaise « ne s’apaisait que lorsqu’elle s’installait face au petit écran ». Voir ou être vu, tel est le remède : « Devenir invisible, ça [veut] dire disparaître ». Mais être vu, bien sûr, pour être aimé, puisque seul l’amour de millions d’inconnus (elle les appelle « ses chéris ») peut procurer « le sentiment d’être quelqu’un d’unique ».
Des images aux mots
Mélanie veut « être regardée, suivie, aimée. Sa famille [est] une œuvre, un accomplissement, et ses enfants une sorte de prolongement d’elle-même ». Et ça marche, puisque notre temps a la passion compulsive du bonheur (ici, surjoué), et des vraies vies, dont le spectacle permet à chacun d’imaginer « que sa [propre] vie [est] digne de l’intérêt des autres ». C’est peut-être là que nous retrouvons certains sujets de préoccupation plus habituels sur les pages de ce blog. Car la production littéraire contemporaine, je m’en suis souvent fait l’écho, glisse lentement mais sûrement de l’autofiction et du roman biographique au culte de l’histoire vraie quand ce n’est pas à celui du témoignage. Nous ne voulons plus pouvoir penser que nos vies seraient dignes d’une fiction : nous voulons rêver des fictions qui, comme celles de Mélanie, ne soient que l’écrin de nos vies. Ce qui suppose, bien sûr, qu’entre les unes et les autres, toute différence s’efface. Nos contemporains exigent de penser que l’auteur, c’est l’homme. L’œuvre aussi, du coup.
Delphine de Vigan est une optimiste. Clara, son étrange policière-procédurière, vit en marge de la vraie vie, c’est-à-dire à distance des images. Elle a la manie des mots. Elle veut « comprendre », et, pour comprendre ce qui se joue entre Mélanie et ses enfants, elle sait qu’elle doit « nommer les images, les décrire, les ordonner » ; « les extraire de cet espace infini, sans contours, où elles [sont] à la fois dissimulées et surexposées ». « Les mots [sont] sa seule arme ».
L’écriture contre les images, et, peut-être, contre la contamination de l’écriture par la logique des images… Comme on aimerait y croire !
P. A.