Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
C'est ce qu'on appelle un roman irlandais. Souvent à tort, du reste : Colm Toibin ou Claire Keegan, par exemple, sont là pour nous rappeler ce que le pays de Yeats, de Joyce et de Beckett reste susceptible de donner à la littérature, loin des clichés. Mais ceux des lecteurs français qui ont tant apprécié Retour à Killybegs, de Sorj Chalandon, risquent de trouver ici avec le même plaisir certains ingrédients attendus dès qu'on aborde sur l'île verte : nature (ici, celle du Donegal), collectivité paysanne obscurantiste, émigration, retour d'Amérique… Manquent cependant deux composantes essentielles : le catholicisme et l'Histoire. Or là est peut-être, pour une fois, le problème. En les évacuant, en laissant toute la place aux éléments, à la fatalité, aux forces obscures et, cela va de soi, éternelles, Paul Lynch se condamnait dès le départ à la célébration échevelée ou à la vaticination frénétique.
Le sourire de la faux
C'est d'ailleurs ce que certains aiment, apparemment : à propos du premier roman de l'auteur (Un ciel rouge, le matin, Albin Michel déjà, 2014), l'éditeur parle d' « âpreté lyrique » ; ce roman-ci, nous dit-il, est tout bonnement « pastoral, minéral et tellurique » ; la presse irlandaise et britannique ajoute « immensément puissant » et risque même « si beau qu'il est impossible de détourner les yeux ». On a un peu peur à la lecture de tels éloges. On a raison : « La tourbière descend des hauteurs en roulant ses intentions mauvaises » ; les montagnes sont « des créatures archaïques remuant dans leur sommeil » ; on rentre chez soi avec « le baiser de la rosée sur ses chaussures »… Les objets fabriqués aussi ont, comme dit le poète, une âme : ainsi, on brandit « le sourire étincelant d'une faux » et les pendules « commentent le silence (…) d'un clappement de langue ». Je pourrais continuer longtemps : tout vit, du coup rien n'échappe à la manie de la personnification. Il est vrai que, si on en croit The Guardian, Lynch retravaille « la langue vernaculaire » et que, selon The Irish Times, il « crée sa propre syntaxe ». Mettra-t-on alors tout sur le dos d'une traductrice qu'il faudrait supposer incapable de restituer sans ridicules la singularité poétique de l'original ? Je crains qu'il ne faille innocenter Marina Boraso. Le monde de Lynch, on nous l'a indiqué, est « minéral et tellurique ». Autrement dit, d'abord, pesant. Pour bien faire sentir au lecteur la violence et l'excès des puissances naturelles, le romancier irlandais s'époumone à proclamer page après page en gros caractères leur nature apocalyptique. Et ce ne sont que « puissance colossale lâchée sur la terre », « force épique », « monde très ancien (…) où l'humain n'a que peu de place ».
Barney n'a pas de chance
Tout le récit, d'ailleurs, est fondé sur un principe de répétition. En Amérique, Barnabas a travaillé sur les gratte-ciel dont se couvrait la New York de l'entre-deux-guerres, ce qui donne lieu à quelques belles pages pleines d'une poésie réellement aérienne. Mais hélas pour lui et pour nous, il est revenu avec femme et enfant s'enraciner dans son passé et dans la terre qu'il avait fuie adolescent. À partir de là on peut dire que cet homme n'a vraiment pas de chance. Ça commence par l'incendie de son étable. Accident ou malveillance ? La question n'a guère de sens dans un univers si fondamentalement malintentionné que même « la neige » y est « noire ». Toujours est-il qu'après cet événement déclencheur ça n'arrête plus, et le lecteur comprend vite que la seule question qu'il ait à se poser est celle de la prochaine catastrophe qui viendra s'abattre sur le pauvre Barney. Le récit de ces calamités, bien mené, énergique, vient mettre un peu d'animation malgré tout. Bagarres, charrette qui verse, abeilles se faisant exterminer par des guêpes, dès qu'il se passe quelque chose tout, si l'on ose dire, va bien. Mais Lynch revient toujours à l'accablant lyrisme qu'on est prié de considérer comme son point fort, et c'est reparti pour de longues pages pleines d'arbres maléfiques et de nuages malveillants… Ah, on aurait pu faire plus bref, bien entendu, le livre y aurait déjà gagné un peu. Mais voilà : minéralité, quand tu nous tiens… Le pavé était obligatoire.
P. A.
Ce texte est paru une première fois le 20 août 2015 sur le site du Salon littéraire.