Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Je craignais le pire. Le prière d’insérer évoquait l’histoire d’une jeune clandestine africaine essayant de survivre dans l’île de Santorin, programme qui paraissait annoncer un de ces livres pleins d’ « empathie », « ouverts » au sempiternel « monde » et à ses perpétuels « problèmes », ce qui « nous changerait » du « nombrilisme » trop répandu chez les « auteurs hexagonaux ». Bref, le cauchemar. Les interminables remerciements, à l’américaine, qui closent le volume, n’étaient pas pour me rassurer, surtout que l’auteur, « diplômé de l’Iowa Writers’ Workshop », évidemment, termine (il y en a deux pages pleines !) par ses parents, « avec tout [son] amour ». Je me méfie des gens qui remercient leurs parents.
Mais dès le début on se rappelle que le pire n’est jamais sûr. Pas de trémolos, dans le récit d’Alexander Maksik. On est dans le domaine des faits : comment se procurer à manger ; où dormir ; comment, quand on a de quoi se nourrir, garder le contrôle de soi et ne pas se laisser submerger par « la sensation de la nourriture chaude dans sa bouche, le goût des œufs, la saveur irrésistible du sel et du gras, le piquant délicat du poivre ». Le narrateur aussi garde le contrôle. Ni lyrisme ni superflu, qu’il s’agisse des objets, des lieux, de « l’ombre des cyprès » ou des « moutons qui se forment en pleine mer ». Pour un livre dont l’action se situe dans un des paysages les plus spectaculaires de la Méditerranée, c’est déjà une sorte de tour de force.
La vie de Jacqueline, prisonnière d’une île et de son propre dénuement, condamnée aux attentes interminables et à la répétition de gestes minuscules, exigeait pour l’évoquer un récit d’une lenteur extrême. Loin d’ennuyer, cette lenteur captive. Si bien que c’est presque à regret qu’on se rend compte peu à peu que malgré tout le livre avance. Car il avance. Si l’héroïne, contrainte d’observer à distance les indigènes et les touristes de cette Grèce estivale, se révèle étrangère à tous les sens du mot y compris celui de Camus, c’est, on le devine vite, qu’elle a vécu des événements dont le souvenir l’isole de la majorité des humains. Et si le texte s’attache si farouchement aux faits c’est qu’elle doit se garder de la mémoire, et que « penser » est « une folie qu’elle ne [peut] pas commettre ». Aussi a-t-elle « perdu la notion du temps », délibérément, serait-on tenté de dire : « Tout ce qui se trouvait derrière elle, même sa vie la plus récente, semblait avoir perdu sa force, sa structure dans sa mémoire, si bien que ces événements, ces gens, ces endroits s’étaient embrumés, obscurcis, comme un vague arrière-goût ».
Le roman d’Alexander Maksik suit dès lors la dérive spiralée qui, on le comprend de mieux en mieux, va le mener au point où il laissera émerger ce passé refoulé, où son personnage acceptera de le prendre en charge en le disant à quelqu’un d’autre. Peu à peu en effet Jacqueline sent qu’à vouloir se préserver de la folie elle risque de glisser dans une forme de folie encore plus destructrice, et « que quiconque [veut] vivre [doit] vivre avec sa mémoire ». Le lecteur la suit dans ce retour en arrière progressif, au fil des dialogues imaginaires avec sa mère, dont la figure par moments menaçante est aussi ce qui la relie à elle-même. Les indices se succèdent : le Liberia, la proximité de sa famille avec Charles Taylor, les conseils de Bernard, son amant français et journaliste, la pressant de quitter le pays quand il en est encore temps.
Ainsi, par étapes subtilement disséminées, on remonte… jusqu’à l’horreur, bien sûr. On s’en doutait, même si, d’avoir été repoussée en fin de récit avec tant d’art, elle éclate dans une violence que la sobriété avec laquelle elle est montrée accroît encore. C’était donc bien du monde qu’il s’agissait, en fin de compte. Seulement le roman a su, tout est là, nous y conduire par l’écriture : le mouvement incessant par lequel celle-ci approche toujours, sans l’atteindre, d’un point qui l’attire et la repousse, Alexander Maksik l’a superposé au travail de Jacqueline se réappropriant son être et sa mémoire. Du coup, cette mémoire est la nôtre. Et La Mesure de la dérive une œuvre véritable, à laquelle on pardonnera même les longs remerciements.
P. A.