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La géométrie joue un rôle important dans le dernier roman d’Emmanuelle Lambert. On part d’une façade minutieusement décrite : « Sur trois niveaux horizontaux, [le bâtiment] porte les lignes de trois fenêtres à croisées. Leurs petits rectangles sont répartis, pour chaque fenêtre, dans quatre colonnes, en deux masses du bas vers le haut… ». Emmanuelle Lambert, auteure d’un livre consacré à Robbe-Grillet (Mon grand écrivain, Les Impressions nouvelles, 2009), s’amuse ici à pasticher l’auteur des Gommes. Mais elle nous livre ainsi, comme le faisait le maître lui-même avec le « quartier de tomate en vérité sans défauts » qu’il y décrivait, ce qu’au bon vieux temps on aurait sans doute appelé une image-programme. Pas seulement parce que les visions de façades (de préférence illuminées), scandent le récit, pour nous mener, dans la dernière partie, derrière les vitres d’un appartement contenant une maison de poupée éclairée de l’intérieur. « Cette conjugaison du binaire et du ternaire — trois-quatre-deux, trois-quatre-deux — » « rythme » bien sûr le bâtiment évoqué plus haut, mais aussi le livre tout entier, qu’elle organise.
Quartet ou trio
Trois personnages y pensent en effet à un quatrième : Franck (patron harceleur), Marie-Claude (amie maternante), Paul (amant schizophrène) s’interrogent tour à tour sur la disparition d’Eva, laquelle n’intervient directement que dans la quatrième partie. Trois-quatre, donc. Mais aussi trois-deux, puisque ce sont trois couples potentiels pour Eva qui s’esquissent successivement pour sombrer aussitôt chacun dans l’impossibilité.
Et, du coup, trois portraits successifs se composent. Car chacun de ceux qui ont connu Eva se dévoile en se souvenant d’elle. Si, en société, elle « sonne faux », si elle est « hors de propos » au point de sembler quelquefois frôler la folie, elle révèle surtout la folie des autres. Ils ont chacun la leur, qui éclate notamment, dans chacune des trois parties qui leur sont consacrées, au cours d’une scène clé : séance de domination imposée par Franck, dîner catastrophique organisé par Marie-Claude, amour physique avec Paul, en fin de compte le moins fou de tous, évoqué dans un étonnant poème en prose sur fond de jazz.
Le motif dans le tapis
Comme La Tête haute (Les Impressions nouvelles, 2013), dont j’avais cru pouvoir dire que c’était un livre qui « reposait tout entier sur des écarts » (voir ici), La Désertion fait jouer, sinon des voix, au moins des visions, plus concurrentes que complémentaires, disposées autour d’une absence. Parmi tant de romans qui s’acharnent à vouloir produire du plein, celui-ci met le vide en son centre. À l’autre bout du récit, répondant aux rectangles du début, un tapis « gris sombre (…) port[e] en son milieu un losange bleu, au centre duquel un petit rond lumineux » lui confère « un caractère hypnotique ». On ne dévoilera pas ici le rôle exact joué par cet objet dans l’existence d’Eva, mais disons que le rond central apparemment rassurant peut aussi se voir comme l’ouverture d’un gouffre par lequel s’annonce « l’absorption de sa vie entière dans le motif du tapis ».
Car la quatrième partie, où celui-ci fait son apparition, loin de boucler le roman sur lui-même, l’ouvre à une dimension supplémentaire. Certes, tout ce qui précédait baignait dans une atmosphère de violence latente, et la mort était présente dès le début à travers le curieux métier, exercé par l’héroïne, de « nosologue » : « Elle compulsait les causes des décès pour les faire entrer dans un gros ordinateur qui analysait tout ». Cependant, à partir du moment où Eva se prend à « nommer les morts (…), transformant les chiffres et les lettres des codes en patronymes plus ou moins fantaisistes », elle leur confère une individualité qui deviendra vite inquiétante…
Ce livre des regards et des corps se révèle donc en fin de compte un livre sur le pouvoir des noms et des mots. En se fiant aux échos que, d’un angle à l’autre de l’édifice complexe qu’elle élabore, ils se renvoient, Emmanuelle Lambert donne toute son intensité au blanc qui les sépare et qu’ils désignent. Nous rappelant ainsi que le langage a toujours à voir avec l’absence. Que son usage suppose toujours, en somme, une manière de « désertion ».
P. A.
Illustration : Vieira da Silva, Paris la nuit, 1951