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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

L’ours est un écrivain comme les autres, William Kotzwinkle, traduit de l’anglais par Nathalie Bru (10-18)

Disons-le d’entrée de jeu et sans faire de manières : voici l’un des livres les plus drôles qu’il m’ait été donné de lire depuis longtemps. Et je ne place pas le rire en tête des valeurs littéraires, on l’aura sans doute remarqué. Mais cela ne veut pas dire que je le prenne pour un art facile, et puis, après avoir bien ri, je trouverais peu honnête de faire la fine bouche. C’est pourquoi je le répète : le livre de William Kotzwinkle, dont un autre roman, Docteur Rat, vient d’être traduit (Cambourakis 2015), vaut bien qu’on prenne quelques risques — la perception du comique étant chose personnelle et très peu partagée.

 

C’est donc l’histoire d’un ours qui trouve une mallette contenant le manuscrit d’un roman : « De la nourriture pour les termites, songea-t-il, et il faisait déjà volte-face quand une ligne de la première page retint son attention ». Ayant trouvé l’ouvrage « pas mal du tout », l’astucieux plantigrade force la fenêtre d’un magasin pour se procurer des vêtements, trouve un nom sur des emballages, Donut Flakes, vite retouché en Dan Flakes, et se rend à New York chez un agent littéraire (« Personne ne vous a jamais dit à quel point vous ressemblez à Hemingway ? »). Dès lors, la machine est lancée, qui fait les succès de librairie aux Etats-Unis et ailleurs : édition, vente des droits à Hollywood, talk-shows, tournées promotionnelles… Jusqu’à ce que le véritable auteur du manuscrit, humain, intente à la nouvelle coqueluche des médias un procès dont je vous laisse découvrir le verdict.

 

« Vous faites référence à Platon ?... »

 

Si l’on peut trouver un peu mécanique la transformation progressive de cet écrivain spolié en ours à mesure que son voleur s’adapte au monde des humains, William Kotzwinkle tire de cette adaptation elle-même des effets parfaitement désopilants. Le processus est évidemment imparfait : Flakes garde quelques habitudes qui étonnent dans les salons, où il lui arrive de se jeter inopinément sur le sol pour se gratter le dos d’un air d’extase. Mais il se montre vite capable de s’accoupler avec des attachées de presse, hors saison de surcroît, (« sa technique sortait tellement de l’ordinaire ») et en vient même à apprécier certains charmes propres à la femelle humaine (« Il aimait les jambes sans poils (…). N’était-ce pas le signe de son humanité grandissante ? »).

 

Au-delà de la fantaisie pure et de l’inventivité inépuisable en matière de situations, Kotzwinkle fait bien sûr la satire du monde littéraire américain (mais, encore une fois, pas seulement). Personne n’a lu le livre de Flakes, cela va de soi ; tout le monde est cependant persuadé d’avoir affaire à un de ces écrivains de la nature, un brin frustes, qui crèvent le plafond des ventes en célébrant les vraies valeurs. Car le langage, dans le monde où pénètre notre ours, tourne en circuit fermé comme il tourne peut-être dans le monde des hommes en général. Chacun renvoie à l’ours le message qu’on s’attend à recevoir de lui, ce qui donne des échanges de ce type : « Vous avez vraiment vécu, dit-elle. — Dans une caverne. (…) — Vous faites référence à Platon ? »

 

Le pop-corn et les petites culottes

 

Satire d’une société qui ne pense que par clichés, dans laquelle l’université aussi en prend au passage pour son grade. Mais, au fond, n’est-ce pas le genre humain dans son ensemble qui devrait se reconnaître au miroir que l’ours lui présente ? Celui-ci s’enthousiasme pour ces créatures ayant su amasser de si grandes quantités d’aliments et inventer le room-service dans les hôtels. Et, en fin de compte, le plus bel éloge que puisse faire de nous un mammifère sans idées préconçues, le voici : « L’humanité (…) était capable de s’unir dans un objectif commun. C’était comme ça qu’ils avaient découvert le pop-corn et les petites culottes ». Le narrateur, en ce qui le concerne, le précise : si les hommes ne savent pas voir l’ours dans l’ours, c’est « parce qu’ils [sont] des êtres humains ».

 

Car, en effet, à quoi ressemble-t-il, Dan Flakes, dans son costume de tweed, avec sa casquette de base-ball ? Le texte, qui nous dépeint l’aspect, notamment pileux, du pauvre auteur humain en train de devenir plantigrade, ne nous montre jamais le plantigrade devenu en partie homme. Ce dernier voit sa « patte » là où les autres voient une « main », et tout le texte tourne en fait autour d’un blanc que chacun comblera à sa guise. Ce qui confirme bien ce que l’on soupçonnait : L’ours est un écrivain comme les autres, sous ses airs de farce, est une fable retorse sur le langage articulé, propre de l’homme comme le rire. Du reste, on nous l’avait bien dit : « Les ours sont des êtres profonds ».

 

P. A.

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