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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Gloire tardive, Arthur Schnitzler, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss (Albin Michel)

photo Pierre AhnneN'en tirons pas de loi générale… Mais enfin il y a ce que vous lisez ici et il y a aussi tout ce à quoi vous échappez. Ainsi trois gros livres me sont récemment tombés des mains. Le premier racontait l'histoire d'un scénariste de Hollywood, drogué, alcoolique et obsédé sexuel, comme il se doit. Le deuxième mettait en scène un publicitaire que sa femme venait de quitter ; elle ne lui avait laissé que le chien ; ce chien allait sauver notre homme du désespoir et le réconcilier avec l'humanité ; on le comprenait dès les première pages ; elles suffisaient. Le troisième ouvrage parlait d'un écrivain qui ne savait pas sur quoi écrire et avait tout à coup une révélation : il allait raconter la vie de son meilleur copain. C'était déjà plus prometteur. Du reste, j'ai tenu plus longtemps. Mais m'intéresser pendant 300 ou 400 pages aux échecs répétés et répétitifs d'un loser caractéristique et caractérisé, c'était trop.

 

Étrange histoire d’un texte

 

Ah, que ces gens ne connaissent-ils le genre allemand de la Novelle, tel par exemple que le pratiquait Schnitzler entre la fin du XIXe siècle et sa mort, en 1931 !... Un format assez long pour emporter le lecteur, assez court pour déjouer les clichés et le bavardage : tout repose ici sur un art de l'équilibre et du dosage, peu éloigné de celui du poème.

 

D'ailleurs, c'est d'un poète qu'il est question dans ce livre étrange et paradoxal qu'est Gloire tardive. Destiné à la publication en 1895 dans Die Zeit qui en exigeait une version plus resserrée, il ne fut jamais réécrit ; sauvé de l'autodafé nazi en 1938 et transporté à Cambridge avec toutes les archives de Schnitzler, il ne fut jamais publié, contrairement à d'autres textes, par la femme et le fils de l'auteur ; oublié, on l'a retrouvé récemment ; il est paru à Vienne en 2014 et paraît aujourd'hui dans la belle et sobre traduction de Bernard Kreiss. Voilà pour l'étrange histoire du texte. Le paradoxe tient à ce qu'il est dû à un écrivain de trente-trois ans, encore au début de sa carrière et promis à une gloire qui n'aura rien de « tardif ». Et ce récit en dit long, c'est certain, sur les angoisses et les incertitudes de Schnitzler face à son avenir. Mais ces angoisses et ces incertitudes sont l'occasion d'une réflexion bien plus générale, qui porte sur la notoriété, la jeunesse, la vieillesse et, par-dessus tout, l'écriture.

 

« Il devait y avoir une raison à cela » 

 

L’intrigue, comme le genre l’exige, est d’une simplicité parfaite. Monsieur Saxberger, dont le nom commence comme celui de Schnitzler, a publié un recueil de poèmes dans sa jeunesse. Cependant, à soixante-dix ans, fonctionnaire, il a perdu ce passé de vue : « Il y avait repensé parfois, ainsi d’ailleurs qu’à d’autres extravagances propres à cet âge, mais qu’il pût être un poète malgré tout, cela il l’avait depuis longtemps oublié ». Aussi est-ce avec une surprise mêlée de ravissement et d’un peu d’effroi qu’il voit un groupe de jeunes gens dévorés du désir d’écrire et de réussir, en colère contre tous ceux qui, ayant déjà réussi, leur barrent, pensent-ils, la route, le choisir soudain comme idole et lui demander de participer à la soirée littéraire qu’ils comptent organiser. Il devra y lire une œuvre nouvelle. Ne reste donc plus qu’à l’écrire.

 

Il y a beaucoup d’humour et un peu de satire dans ce récit où on croise, paraît-il, quelques figures de la Vienne littéraire de l’époque (celle, notamment, du très jeune Hofmannsthal). Il y a l’évocation de la ville à sa période la plus fascinante — tavernes, Ring, messieurs élégants, rues nocturnes… L’essentiel est pourtant ailleurs.

 

« Mon double », disait tout bonnement Freud à propos de son compatriote. De fait, s’il n’y a pas chez Schnitzler tentative de plongée dans l’inconscient de ses héros— il est beaucoup trop fin pour cela ­—, on ne trouve pas non plus chez lui de psychologie au sens où l’entendaient les romanciers de son temps. Plutôt qu’à des analyses, il se livre à des descriptions d’états, qui dessinent toujours les contours d’une zone obscure. « Il ne comprenait pas lui-même que cela pût le tourmenter de la sorte » ; « Il devait y avoir une raison à cela » ; « Pourquoi (…) [ces mots] le rendaient-ils si affreusement triste ? »… Loin de clarifier et d’expliquer, les réflexions du personnage approfondissent l’impression d’un mystère. Tel celui de la couleur jaune, qui, revenant à plusieurs reprises et provoquant toujours chez le héros une impression inexplicablement désagréable, a tout du signifiant lacanien.

 

« Vie rêvée, vie rêvée »

 

Le sentiment subtil et irritant de frôler un essentiel qui se dérobe est renforcé par le déséquilibre savant de la construction. Car si le sommet du récit est, sur le plan de l’action, la séquence de la fameuse soirée littéraire, peut-être, sur une « autre scène », plus intérieure, est-il atteint lorsque Saxberger cherche l’inspiration de son poème au cours d’une promenade vespérale le long du Danube. « Les contours des montagnes proches, juste en face de lui, s’effaçaient déjà, ne se distinguaient presque plus du ciel crépusculaire qui se penchait profondément sur elles. Sur le fleuve, une longue péniche progressait à contre-courant, halée par des chevaux qui avançaient sur la berge à foulées lourdes, lasses… » Voilà le poème tout écrit, se dit-on. Mais on se le dit parce que ce sont des mots qu’on a sous les yeux. Les choses, dans la fiction, ne font que distraire un Saxberger auquel les mots font justement défaut : « Vie rêvée, vie rêvée (…). C’était comme si on le retenait prisonnier de ces quelques syllabes, comme quand on empêche quelqu’un de se lever de son fauteuil ». Et le jeune vieil auteur viennois d’esquisser ainsi comme en passant une belle réflexion sur l’écriture — d’autant plus belle, et profonde, qu’elle ne fait précisément que passer.

 

P. A.

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