Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ce n’est pas un roman biographique consacré à la compagne de Balzac. Ce serait plutôt, pense-t-on d’abord, un roman plus ou moins autobiographique, dans lequel un narrateur né, comme Rossano Rosi, au début des années 1960, évoquerait son enfance et son adolescence « dans une rue pauvre pleine d’immigrés d’un pauvre quartier plein d’immigrés d’une ville de province aux prétentions parfois grotesques, le tout dans un pays sans grandeur quoique muni d’un récent passé colonial et d’un jeune souverain à la triste figure ». Ce pays, c’est la Belgique, et cette ville, Liège. Celui qui parle s’apprête au début du livre à y effectuer son service militaire, ce qui le conduit à s’interroger sur le passé de son père, venu de Toscane au lendemain de la Seconde guerre mondiale.
Logique du signifiant
Chemises noires, jeunesses grises, mines de charbon, immigration, fascisme, tous les ingrédients d’un type de récits bien connu, semble-t-il. Mais très vite des signes étranges nous avertissent que c’est moins simple qu’on ne pensait. Tout d’abord, les morts en série : tous les personnages surgis dans la vie du héros s’en effacent immanquablement comme dans un jeu d’enfant pervers. Ensuite, les distorsions du point de vue, qui permettent à ce héros-narrateur de savoir ce qu’il serait censé ignorer (« Je n’entendis pas la voix de mon père, après que j’eus refermé la porte […] et que j’eus commencé à m’éloigner […] vers ma singulière destination : "Va… Je te les confie. Ils sont à toi désormais". »). Enfin et surtout, on a tôt fait de s’apercevoir que l’évocation de ces prétendus souvenirs se construit par associations de mots plutôt que d’idées, le signifiant « béret », par exemple, posé au départ, appelant le nom du pistolet Beretta et commandant ainsi l’apparition des thèmes de la guerre et du fascisme.
Rien d’étonnant chez ce professeur de langues anciennes, auteur, outre plusieurs romans, de divers recueils de poèmes : c’est bien une logique poétique qui est à l’œuvre, et nous entraîne dans les arabesques toujours plus complexes d’une rêverie qui mêle aux jeux du souvenir ceux de l’imaginaire. Le narrateur, qui ne se déplace jamais sans un exemplaire de Vingt mille lieues sous les mers, circule dans son passé comme dans un milieu : « Je revois les scènes de ma vie, toutes les scènes de ma vie, que je fais apparaître, d’un simple clignement d’œil, dans le cadre du hublot ».
Portrait de ville
Dans cette exploration, le motif de la ville occupe une place de choix. « Belge : toujours amateur de fantastique urbain », aurait sans doute dit le Dictionnaire des idées reçues. Et il aurait peut-être eu, comme il arrive, raison. Comme en hommage à Rodenbach, et dans une atmosphère parfois fin de siècle, c’est aussi à un triste et subtil portrait de Liège que Rossano Rosi nous invite : « Il y avait de la fumée sur les eaux du fleuve, que l’on voyait glisser en volutes compactes sous les arches et disparaître en aval, au loin vers Coronmeuse (…). Il n’y avait personne. Des lumières glissaient pourtant sur les péniches amarrées. J’enviai les mariniers d’être là sans y être, prêts comme ils l’étaient à repartir sur leurs chemins d’eau à travers toute l’Europe »… Et ces péniches nous offrent au passage une belle métaphore du roman lui-même et de ses divagations sur les fleuves de la mémoire.
P. A.