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Chacun de nous a ses petites faiblesses : j’ai aimé le roman d’Adèle Bréau. Et, même, je peux dire que je l’ai savouré avec un plaisir d’autant plus gourmand qu’un peu coupable.
A priori, la biographie de l’auteure, petite-fille de Ménie Grégoire, rédactrice en chef de Elle numérique, qui la dit passionnée « par la télé…, les people, les trucs de kids…, les restaus, la mode… », etc., ne pouvait que m’inspirer une certaine méfiance. Et c’était bien son intérêt documentaire supposé qui me rendait malgré tout curieux d’un roman consacré sans réserve à un thème qui, comme chacun sait, m’est cher : l’adolescence. Car c’est ici, comme le diraient les pédagogues, un prérequis : pour supporter la lecture de l’ouvrage, il faut s’intéresser à cet âge étrange et à ceux qui l’ont — ou, au moins, les considérer avec un minimum d’attendrissement, serait-il agacé.
« Ce n’est pas moi qui avais choisi tout ça »
Par ailleurs, il y a des précautions à prendre : ne pas s’arrêter au titre catastrophique, ni à la fin lacrymale et à l’épilogue convenu qui le justifie — faisant sortir, vous ne devineriez jamais, tout ce qui le précède d’un vieux pot de colle, où subsiste une odeur d’amande.
Ce qui précède, c’est l’histoire de Caroline. En effet, bien vu, toutes les filles ou presque, quand Adèle Bréau avait treize ans, au début des années 1990, s’appelaient Caroline. La nôtre vient de déménager et d’être inscrite au lycée Carnot. Elle y entre en quatrième, la classe où on bascule d’un coup hors de l’enfance. Caroline n’a pas de chance, cet événement se produit, pour elle, précisément l’année où le couple que formaient ses parents se brise pour de bon, et où son père quitte la maison pour aller habiter « avec une dame ». Le roman raconte cette désertion, vue par la jeune héroïne-narratrice, et, en parallèle, tout ce qui arrive à son âge critique : amitié exclusive et ambivalente (Vanessa) ; haine soudaine de la famille (« Ce n’est pas moi qui avais choisi tout ça. Ce mariage, les enfants, la cuisine orange… ») ; vague à l’âme (« J’écoutais en boucle ses chansons tristes (…), de préférence lorsqu’il pleuvait, en faisant couler mes larmes sans trop savoir pourquoi ») ; regard nouveau sur les garçons, qui veulent « toucher à tout » ; premier slow ; premier baiser — « Ce grand morceau de chair qui s’agitait à l’intérieur de ma bouche (…) me donnait un peu la nausée ».
Le « morceau de chair » en question est la langue de David. « C’est tout ce que j’avais », dit de lui Caroline, « face à mon enfance qui s’effritait sous mes yeux ». L’année scolaire avance, Caroline « sort avec » David, le père de Caroline s’en va, la mère de David meurt, tout est bizarre : « Personne n’était à même d’appréhender cet agglomérat complexe d’immenses bonheurs et de pensées sombres qui m’envahissait ».
« Coincée dans ce sas… »
On pense à Diabolo menthe (sans guerre d’Algérie) et à ses multiples remakes. On penserait, si on en lisait, à bien des ouvrages dits pour la jeunesse (sauf qu’ici on appelle le sexe des garçons « une bite »). Qu’est-ce qui fait donc qu’on s’attache à ce qui constitue cependant indéniablement un vrai roman ? Je n’ai plus l’âge d’être soupçonné de nostalgie complaisante pour l’époque où il y avait encore des téléphones « avec un cadran rond ». Alors ?
Alors, il y a Caroline, cette mélancolique, follement introvertie, qui fait face comme elle peut et tâche de « rester en équilibre entre la gaieté et le désespoir », malgré l’impression de se trouver « coincée pour l’éternité dans ce sas entre l’enfance et la vraie vie, avec [ses] seins qui ne pren[nent] pas ». Pour la faire parler, Adèle Bréau invente une réelle justesse de ton, sans démagogie niaise ni ironie facile, dans le souci permanent de se montrer équitable pour celle que, vraisemblablement, elle a été.
Mais tout cela, bien sûr, est affaire de style. L’inévitable journal intime des jeunes filles, mentionné au passage, retrouvé, à la fin, des années plus tard, est, de ce fait, maintenu à prudente distance : c’est une narratrice adulte qui écrit, d’après ce journal de la jeune héroïne surgie de son propre passé. Et celle-ci, du coup, devient un témoin juste assez extérieur… de quoi ? D’abord, des faiblesses et des lâchetés des adultes ; et ce récit, forcément d’éducation, est peut-être avant tout celui de la chute du père, dans l’estime d’une fille ainsi arrachée à l’âge tendre. Mais c’est elle, aussi, qui, grâce au dispositif discrètement habile choisi par l’auteure, est capable de s’observer avec le dosage requis de sympathie et de second degré. Et on ne saurait trop louer Adèle Bréau d’avoir écarté la tentation du langage ado, qui ne pourrait être qu’anachronique, au profit d’une écriture ostensiblement trop sophistiquée pour une narratrice de treize ans. Il en résulte une authenticité d’au-delà le naturalisme, et une forme de comique qui n’est pas le moindre charme de ce livre modeste et vrai.
P. A.