Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Je le connais depuis que j’étais tout petit. Dans la pièce où, assis sur une chaise et triturant un bout de ficelle, je me faisais de longs récits pleins de combats furieux ainsi que je l’ai raconté en maint endroit (voir par exemple ici ), il y avait une petite bibliothèque où mes parents remisaient les livres de poche, indignes de figurer sur les rayonnages du salon. Parfois, entre deux massacres emplis de crânes fracassés et d’intestins lentement répandus, je m’accroupissais le temps de reprendre un peu haleine devant le meuble bas d’où je tirais au hasard un titre ou l’autre, contemplant longuement leurs couvertures sans oser franchir l’interdit qui pesait sur leur contenu — car ces livres n’étaient pas pour moi. C’est ainsi que L’Homme au complet gris est entré dans ma vie, tel que figuré en couleur sur le volume de l’édition « J’ai lu » (1958). On ne voyait pas grand-chose de son complet car il était montré en gros plan, cravaté, l’air tendu, un combiné téléphonique au poing (à l’époque, il y avait des combinés téléphoniques). Évidemment ça ne valait pas un glaive un colt ou un browning mais il était clair malgré tout que ce téléphone était une manière d’arme et ce complet — le peu qu’on en apercevait — une version moderne de l’armure : il n’est pas exclu que cet homme en gris dont on ne voyait que la tête se soit parfois insinué, complété, dans mes rêveries sauvages d’alors, entre les hoplites, les mousquetaires et les privés vêtus de mackintosh.
Aussi, quand j’ai découvert que la collection Belfond [vintage] allait ajouter le roman de Sloan Wilson, paru en 1955, puis, en français, en 1956, aux autres trésors qu’elle exhume régulièrement du passé, n’ai-je fait qu’un bond : j’allais pouvoir lire ce livre devenu, avec le temps, enfin pour moi. Et, contrairement à ce qu’on aurait pu craindre, je n’ai pas été vraiment déçu. Il y a là tout le charme étrange qu’on peut trouver aujourd’hui à l’évocation des années 1950 — une période qui pourtant devait être assez sinistre. Attendrissement devant ce monde où le téléphone, donc, surtout intérieur, l’avion, une cabine de douche à « robinet chromé » pourvu d’ « un cadran compliqué » sont la quintessence du moderne. Et où on ingurgite au moindre déjeuner d’affaires des quantités d’alcool fort qui mettraient aujourd’hui totalement hors d’état de nuire le cadre sup le moins tempérant.
Par moments bien sûr l’attrait du rétro s’estompe et on en vient à trouver tout ça un peu daté. La narration, dans l’ensemble nerveuse, efficace, sans temps mort, « à l’américaine », laisse quand même parfois place à des réflexions sur la vie qui pour être à l’évidence d’une sincérité totale n’en demeurent pas moins légèrement répétitives.
Cependant tout, et de loin, n’est pas vieillot dans ce roman qui a connu à sa parution un succès assez considérable pour se retrouver, fût-ce en « J’ai lu » et loin du salon où trônaient Malraux et Gide, dans la bibliothèque parentale. Je connais mal le monde de l’entreprise, Dieu merci, mais je doute que la façon dont se déroule un entretien d’embauche ait tant changé, à cela près que les candidats ont cessé d’attendre en « fum[ant] nerveusement des cigarettes ». La maxime selon laquelle « Votre travail devrait toujours vous obliger à déployer à leurs limites vos capacités » ne serait sûrement pas déplacée dans la bouche d’un actuel DRH. Et l’homme en complet d’aujourd’hui, même si le gris n’est plus très tendance et la flanelle, que mentionne le titre anglais, passée de mode, peut sans doute toujours « se résumer à quelques chiffres ». Pourtant parmi ceux qu’énumère Tom, le héros de Sloan Wilson, (« sept mille dollars par an », « une Ford 1939 », « une maison de six pièces », etc), il y en a un qui détonne et « qu’il serait ridiculement dramatique de mentionner pour obtenir une situation à l’United Broadcasting Corporation » : pendant la Seconde Guerre mondiale, parachutiste, il a tué dix-sept hommes. Fait « qui pouvait sembler étrange, qui n’avait probablement aucun intérêt, mais qui n’en était pas moins exact ».
Ce chiffre incongru surgi en queue de liste ouvre le roman de Wilson à ce qui est peut-être, au-delà de l’exactitude sociologique, son vrai sujet : non pas tant la vie après et avec l’expérience de la guerre que la difficulté de mener l’existence faite d’ « univers rigoureusement séparés » à laquelle la société condamne peut-être l’individu d’aujourd’hui comme elle faisait déjà de celui des années 1950. Pour Tom, il y a l’enfance, la guerre et ses souvenirs « que mieux [vaut] oublier », « l’univers prosaïque et compartimenté par des cloisons de briques de verre » où il travaille, la vie de famille. Entre ces mondes distincts, il flotte : debout devant la fenêtre du gratte-ciel où se trouve son bureau il a le sentiment « étrange d’être suspendu immobile », et c’est « presque comme si son parachute s’était bloqué entre ciel et terre ».
Il y a peut-être du Meursault chez tous les héros de ce temps-là. Même s’il éprouve un peu, comme tout le monde, « la fièvre du dollar », Tommy, coincé dans le vide qui sépare ses identités contradictoires, les observe de l’extérieur, comme il regarde ce « monde de fous » où « une foule de brillants jeunes hommes, en complets de flanelle grise, parcou[rt] fiévreusement New-York, en une espèce de défilé qui ne mène nulle part ». Bien sûr, dans un happy end un peu laborieux, il finira par trouver l’équilibre (lequel suppose, comme de juste, une vie de famille harmonieuse). Mais ce sera tout de même à l’issue d’un long vertige. Entre des injonctions sociales divergentes et des mensonges antithétiques, qui, dans le monde moderne, est celui qui dit je ? Y a-t-il quelqu’un sous sa grise enveloppe anonyme ? Dans sa naïveté brutale, L’Homme… de Sloan Wilson mettait indéniablement un doigt robuste sur la question.
P. A.
photo http-_www.metmuseum.org