Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
De temps en temps il faut aller passer quelques jours seul dans une ville. Non pas que ce soit agréable. Une fois dans la ville choisie les désagréments, passé un court moment d’excitation, commencent, des désagréments auxquels la solitude sert pour ainsi dire de loupe : chambre d’hôtel exiguë, bruit extérieur et/ou intérieur, chauffage soit insuffisant soit excessif, musées fermés car en travaux, pluie, restaurants pleins où on est observé d’un œil torve parce qu’on n’est pas connu et qu’on n’a pas réservé. Cependant on finit toujours par trouver malgré tout un restaurant, et n’osant pas commander peu de chose on y mange trop, si bien qu’on regagne sa chambre trop/pas assez chauffée l’estomac gonflé et qu’on y dort mal en se demandant dans ses insomnies ce qu’on est venu faire là.
Dans la journée aussi il arrive souvent qu’on se le demande. On se le demande seul parmi la foule du samedi après-midi dans la rue principale de la ville, bordée de maisons à colombages dont le rez-de-chaussée abrite les magasins Zara, Benetton, Gap, Celio et Léonidas. Ou au contraire pendant les heures creuses d’un jour de semaine, alors que les vendeuses inoccupées vous regardent passer debout derrière les vitrines de ces magasins. On s’interroge au crépuscule, entre l’heure de fermeture des seuls musées ouverts et l’heure d’ouverture des restaurants bondés encore fermés. Les crépuscules sont les mêmes dans les villes qui se ressemblent avec leurs maisons à colombages et leurs rues dépavées puis repavées, le sentiment d’être dans une de ces villes sans rime ni raison aiguise le sentiment de n’avoir en général pas de raison d’être, où que ce soit. C’est d’ailleurs pour avoir ce sentiment qu’on est venu dans cette ville. C’est pour l’éprouver dans toute sa pureté qu’il faut de temps en temps aller seul dans une ville, car il faut de temps en temps éprouver ce sentiment, on ne peut pas passer sa vie à faire des choses agréables, à rire à boire à s’énerver contre les éditeurs et les mauvais livres.
D’un autre côté il ne faudrait pas pousser les choses trop loin et par exemple aller séjourner dans une ville où il n’y a rien à voir. Ce serait une facilité. Il convient d’aller dans une ville où il y a au contraire des choses à voir, pour bien vérifier que les choses à voir ne suffisent pas, que même avec des choses à voir on n’a pas de raison d’être où que ce soit plutôt qu’ailleurs, car les choses à voir ne sauraient constituer une raison d’être. Tout cela pour vous dire qu’en février 2011 je suis allé passer seul quelques jours à Tours. Le Musée des beaux-arts était en travaux. Mais il y avait le Musée du compagnonnage, dont j’étais le seul visiteur, et où l’on voit les chefs-d’œuvre des compagnons, serrures compliquées, sabots parfaits, escaliers miniatures d’une facture irréprochable, toits de petites dimensions impeccablement recouverts d’ardoises minuscules. Il y avait la cathédrale, la Loire, le Prieuré de Saint-Cosme, dont Ronsard a été le prieur et où il est mort.
J’ai toujours aimé le Lagarde et Michard du XVIe siècle avec la Dame à la licorne sur la couverture. J’aime les textes bourrés de notes : « "Je ne suis point, ma guerrière Cassandre1…" (1-Fille de Priam, roi de Troie) » ; « "Mignonne, allons voir si la rose1…" (1-Montrez la grâce et l'élan de ce premier vers) »… Ronsard me plaît depuis la classe de seconde. En seconde j’étais très conscient d’être adolescent. À l’époque tout le monde faisait tout un plat de cette histoire d’adolescence or en ce qui me concernait voilà que ça y était, je me trouvais en plein milieu de la chose, en seconde, j’étudiais Ronsard, poète des amours, de la Renaissance, tout cela formait dans mon esprit une sorte d’agrégat qui me semblait particulièrement homogène. À l’âge de seize ans il s’est formé dans mon esprit un conglomérat mêlant adolescence, classe de seconde, émois sexuels, Lagarde et Michard, Ronsard, roses, et au fond ce conglomérat aux multiples facettes scintille toujours quelque part dans les arrière-plans de ma mémoire. C’est sans doute cette scintillation qui m’a incité à aller visiter le Prieuré de Saint-Cosme.
Il faut prendre un autobus pour traverser de longues banlieues aux rues bordées de villas et de pavillons. Le sentiment de ne pas avoir de raisons de se trouver là serait vif si on ne se rendait pas au Prieuré. C’était en février, le temps était brumeux, après le dernier arrêt on devait marcher encore un peu vers le bruit d’une autoroute, le Prieuré était là entre cette autoroute et les derniers pavillons. Les jardins sont célèbres pour leurs roses mais pas au mois de février. J’étais le seul visiteur, des arcs gothiques ruinés se dressaient dans la brume comme dans un tableau de Caspar-David Friedrich, on pouvait voir le cabinet de travail du poète, l’ancien réfectoire orné de vitraux de Zao Wou-Ki, j’errais sous les arcs avec la rumeur de l’autoroute dans les oreilles, me demandant non pas ce que je faisais là mais où et quand j’étais, à Tours, dans Lagarde et Michard, au temps déprimant mais avec la distance scintillant de mes seize ans. Près de la caisse du musée un petit dépliant émanant des Amis de Ronsard et du Prieuré de Saint-Cosme annonçait le concours du sonnet 2012.
Il existait une association des Amis de Ronsard et du Prieuré de Saint-Cosme ; en 2011, elle annonçait un concours de sonnets, et rappelait avec minutie les règles du genre sur un petit dépliant. Comment résister. J’ai fait un sonnet, le surlendemain, dans le train, quittant Tours, toujours avec l’impression que sans raison valable d’être où que ce fût les activités les plus gratuites étaient spécialement de mise, mais les yeux fixés sur les règles, et sur le souvenir de l’imbroglio Loire-Renaissance-adolescence-Cassandre fille de Priam qui clignotait dans les brumes de ma mémoire. Ce sonnet, le voici :
Pourquoi pas un sonnet, dans le siècle où nous sommes,
Ainsi qu’au bon vieux temps, deux quatrains, deux tercets,
Du vieil alexandrin dérouler les lacets,
Et chanter les amours des femmes et des hommes ?…
Car depuis le jour qu’Ève a savouré la pomme,
De quoi parler toujours, sans jamais se lasser,
Pour le poète en mal de sonnets à trousser,
De Vancouvre à Pékin et de Paris à Rome ?
Il est vrai que parfois j’évoque le printemps,
Les fleurs, le ruisseau pur et les oiseaux chantants ;
Mais le printemps n’est là que pour dire : « Je t’aime ».
La rose me redit le rose de son teint,
L’eau claire de ses yeux, c’est le ciel du matin,
Le chant du rossignol, c’est encor mon poème.
Je l’ai envoyé aux Amis de Ronsard et du Prieuré de Saint-Cosme. L’année 2012 est passée, le prix a été attribué, j’ai pensé que les A.R.P.S.C. n’avaient aucun goût en matière de littérature, un comble mais par les temps qui courent ça ne m’étonnait qu’à demi.
Puis il y a quelques semaines j’ai reçu une lettre de mademoiselle Manson, secrétaire de l’association. Elle m’annonçait, d’une élégante écriture manuscrite, que mon sonnet avait été perdu et retrouvé, comme le temps de mes premiers émois ; mais il était trop tard pour le concours 2012 ; cependant ce sonnet avait plu ; on l’avait donc mis au concours 2013 ; on lui avait attribué le premier prix ; celui-ci se montait à 250 euros. Cela dit, j’attends toujours le chèque 1.
P. A.
1. Chèque finalement reçu en ce début de février 2014.