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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Hors saison, Basile Mulciba (Gallimard)

photo Pierre AhnneBalzac, se dit-on d’abord, n’est pas mort. Et Robbe-Grillet non plus, qui s’est tant acharné à pasticher et déconstruire les descriptions si chères à son illustre devancier. Si, de façon discrètement provocatrice, le registre descriptif, notoirement antipathique à la jeunesse scolarisée, s’affiche dans le premier roman d’un très jeune auteur, ce n’est cependant pas volonté de s’inscrire dans la tradition littéraire en la critiquant, et pas davantage souci de réalisme ou de précision sociologique.

 

Yann abandonne sans prévenir personne ses études de médecine, la Côte d’Azur, et prend le train pour la montagne : « Des sacs à main et des sacoches en cuir, des valises et un sac en toile d’où débord[ent] des jouets pour enfants (…) pend[ent] au-dessus des sièges » ; dehors, « des entrelacs de rails (…) disparais[sent] par instants dans les herbes hautes, se perd[ent] au milieu d’entrepôts et de bâtiments industriels abandonnés ». Il arrive à l’hôtel vieillot tenu par Hans dans une petite station de ski : « Les murs [sont] couverts de lambris jusqu’à mi-hauteur et des photos anciennes de la montagne jalonnent [les couloirs]. Certains cadres pench[ent] et des photos glis[sent] sous le verre ». Yann explore les environs en attendant que les skieurs arrivent et que son travail commence : « Les rais de lumière ne travers[ent] pas la voûte des branches mais l’éclat de l’après-midi étincel[le] depuis l’orée des bois et se projet[te] très loin jusqu’au plus profond de la forêt »…

 

Neige et Tartares

 

De quoi nous parlent ces parenthèses qui accompagnent tous les faits et gestes du héros ? De l’essence mystérieuse des lieux, qui sont peut-être ici les héros véritables, et d’un certain mode de présence, sensible à « chaque objet, chaque son, chaque couleur », jusqu’aux « vibrations du bois » et aux « particules de poussière en suspension ».

 

Mode de présence qui est aussi une modalité de l’attente. D’autres jeunes travailleurs saisonniers sont arrivés avant Yann ou le rejoignent, des relations entre eux s’esquissent, de petits incidents ouvrent autant de fausses pistes narratives. Les vacanciers se montrent, tout le monde est là, mais pas la neige. « Cela [fait] dix ans qu’il n’y [a] pas eu un début d’hiver aussi mauvais ». « Je crois que j’aime ça », dit Yann, qui s’habitue « à ces journées étendues et vides ». Les touristes repartent peu à peu, puis les saisonniers qui étaient censés les accueillir. Yann est bientôt le seul avec Hans à guetter dans l’hôtel désert l’arrivée de la neige. C’est un peu Le Désert des Tartares, cette station vide. Les Tartares, ce sont la neige et, aussi bien, les sommets environnants, lesquels semblent « se dérober » quand on essaye de les gravir pour tuer le temps.

 

Montagne magique

 

La saison prévue devient un hors saison. Yann sent, « au fond de lui, des impressions et des sentiments confus s’emmêl[er] sans former quelque chose de plus net que le désir de continuer à attendre », mais rien ne vient. Et c’est là justement ce qui fait la force et la cohérence de ce livre, tout baigné d’une atmosphère de stupeur onirique à laquelle contribue l’étrange mélange de littérarité assumée et de maladresses qui caractérise le style. « Une industrie où l’on fabriqu[e] des pipes et des chaussures » ; des voisins qui observent « avec méfiance, insistance ou interrogation » ; des miettes qu’on ramasse « avec le creux de la main »… Volontaires ou non, ces bizarreries finissent par faire partie du texte au même titre que certains effets plus évidemment contrôlés, comme les troublantes inversions de la cause et de l’effet (« Ils raccrochèrent et ne se parlèrent plus »).

 

On en vient à mettre tout cela sur le compte d’une volonté de traduire, mieux que ne le feraient de longues introspections, l’état d’esprit d’un personnage à la fois étranger aux autres, à ce qui l’environne, et habité par le désir de sortir de soi. Ce qui, finalement, donnera lieu au seul véritable événement du récit. Yann tombe malade et lit La Mort à Venise. Il s’aperçoit que Hans est peut-être « la raison première de son désir de rester » sur place quand tout le monde est parti sauf eux. Tous deux deviennent conscients d’une attirance réciproque, et leurs nuits dans l’hôtel vide sont « peuplées d’étreintes, de leurs corps enlacés et du feu qui cour[t] sous leur peau ».

 

Ils devront se quitter, bien sûr. Yann sent qu’il ressemblera à Hans, « pas aujourd’hui, ni demain, mais dans quinze, vingt ans ». Et Hans, en miroir, de le confirmer dans cette impression : « Je pensais avoir trouvé pour de bon celui que je devais être et, pourtant, je me sens un autre homme après avoir passé ces semaines avec toi ». Est-ce là ce qui fait de Hors saison le « roman d’apprentissage » annoncé par la quatrième de couverture ? La justesse et l’élégance du texte consistent, une fois de plus, à ne rien préciser, à laisser plutôt parler les lieux et le monde : Yann reprend le train ; celui-ci démarre ; la neige se met à tomber.

 

P. A.

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