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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Histoires désobligeantes, Léon Bloy (« Le Temps retrouvé », Mercure de France)

https-_s-media-cache-ak0.pinimg.comC’était ce qu’on appelle un personnage, dans cette époque fin de siècle qui en compte pourtant quelques-uns, et que le Mercure, après Lorrain, après Gourmont, persiste avec bonheur à nous rendre accessible. Époque « amincie et spiraliforme, comme la queue d’un porc », que Bloy détestait, comme tous les écrivains fin de siècle.

 

Mais peut-être encore un peu plus. Le romancier du Désespéré (1887), de La Femme pauvre (1897), s’était surtout acquis en son temps une réputation de pamphlétaire, et Remy de Gourmont résume le sentiment général à son endroit d’un mot : « M. Bloy n’a qu’une arme, le balai ». Arme dont il fit grand usage avant tout contre ses confrères. À propos de Barrès : « Il est difficile d’être rien du tout avec plus de perfection ou de profondeur » ; de Daudet : « Les livres des autres sont les grands chemins par lesquels il rôde et sa besace est toujours pleine quand il a fini sa tournée » ; de Huysmans : « Il devint catholique avec la très pauvre âme et la miséreuse intelligence qu’il avait, gardant comme un trésor l’épouvantable don de salir tout ce qu’il touchait ». On imagine qu’à ce train-là Bloy se fit de nombreux amis et que sa vie semée de polémiques ne fut pas des plus confortables. Mais Octave Mirbeau, cité également dans les Annexes du livre dont nous parlons, esquisse des perspectives sans doute plus profondes : « Léon Bloy n’est pas quelqu’un de notre temps », écrit-il. « Il est dépaysé dans ce siècle qui ferme ses oreilles à la parole ardente des vieux prophètes, aux anathèmes des vieux moines ».

 

La passion de l’ornement

 

C’est bien de cela qu’il s’agit : l’auteur du Salut par les juifs éleva la détestation universelle au niveau d’une quasi mystique, et cette contradiction n’est qu’une parmi celles dont notre homme abonde. Ainsi, ce « religieux anticlérical » dont parle Sandrine Fillipetti dans sa préface fut-il en fin de compte plutôt philo- qu’antisémite ? Ce n’est pas très clair, semble-t-il. On l’a qualifié d’ « anarchiste de droite », mais certains doutent qu’il fût de droite. Cependant, à voir ses fréquentations littéraires, de Barbey, qui fut son mentor, à Bourget, Coppée ou Drumont, on hésite…

 

Ce caractère contradictoire se retrouve dans les Histoires désobligeantes dont il s’agit ici, recueil de ces « contes cruels » (et comment !) que Villiers de L’Isle-Adam avait mis à la mode, publié en 1894, puis, avec quelques ajouts et une préface de l’écrivain lui-même, vingt ans plus tard. L’humour (très noir) l’y dispute à l’horreur pure dans de brefs récits à la construction savamment déséquilibrée, où une longue mise en place se rabat soudain sur une chute foudroyante (exemple : « Le père s’enfuit en poussant des cris, vagabonda comme un insensé pendant trois jours, et le soir du quatrième, s’étant penché sur le berceau de son fils, l’étrangla en sanglotant »).

 

L’action, censée constituer l’essentiel, se trouve de la sorte réduite quelquefois à peu de phrases. Tout est dans l’entrée en matière et les considérations périphériques. Si bien que le portrait du personnage principal d’une histoire ironiquement intitulée Un homme bien nourri sonne comme une mise en abyme. Ce moderne enlumineur a découvert sa vocation en se livrant « à des ornementations hétéroclites dont il surchargeait (…) les billets d’un laconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou à ses maîtresses ». L’ornementation, tout est là.

 

« Il ressemblait à une vieille mouche… »

 

Elle se donne libre cours, évidemment, dans la phrase, tout en méandres Belle Époque, en mots rares et en adjectifs. Mais elle donne surtout lieu, chez Léon Bloy, à l’invraisemblable floraison des images, qui annoncent parfois, dans leur bizarrerie débridée, Maldoror et le surréalisme. Le portrait des charmants héros de nos Histoires leur est un terreau spécialement favorable. Quelques exemples : « On avait, en le regardant, la sensation de manger de la moelle de veau » ; « Il ressemblait à une vieille mouche qui n’aurait pas la force de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmes ne voudraient plus » ; « Extérieurement, il tenait à la fois du blaireau et de l’estimateur d’une succursale de mont-de-piété, dans un quartier pauvre » ; « Par le visage, elle ressemblait à une pomme de terre frite roulée dans de la raclure de fromage »…

 

Ainsi de suite. On ne s’en lasse pas. L’ornement, c’est ce qui excède, et Bloy pousse l’excès à l’extrême, il est de la race des grands exagérateurs, ancêtre des Céline, des Bernhard. Dans sa fureur jubilatoire, il va, comme eux-mêmes le feront, toujours trop loin. Son génie, comme le leur, est dans ce trop, dans cette rage du débordement qui le projette même parfois au-delà de sa propre hargne, jusqu’aux régions secrètes de l’âme qu’il prétendait aussi hanter. Et c’est par exemple la figure étonnamment rayonnante d’une jeune fille à qui sa mère, « vieille chenille du Purgatoire », interdit « rigoureusement les plaintes », et qui se réfugie dans les églises « pour y sangloter à son aise » : « Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même, et quand elle fondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine, infiniment mystérieuse, un pressentiment anonyme d’avoir étanché des soifs inconnues »… Oui, les contradictions de Léon Bloy valent d’être explorées.

 

P. A.

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