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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

French exit, Patrick deWitt, traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson (Actes Sud)

www.npr.orgHeurs et malheurs du sous-majordome Minor (Actes Sud, 2017, voir ici) était un roman habile et drôle, placé sous le signe du pastiche et marqué au coin d’une réjouissante absurdité. Dans French exit, le pastiche est peut-être moins visible ; l’absurdité, toujours bien là, est assez appuyée pour neutraliser ce qui pourrait parfois apparaître comme une volonté un peu systématique de faire rire.

 

Malcolm a plus de trente ans mais vit avec sa mère, Frances. C’est le cas depuis ses douze ans, âge où il a perdu Franklin, son père, avocat riche et agressif réincarné depuis dans Small Frank, chat de son état. Suzan essaie en vain d’attirer le jeune homme hors d’une relation qui est un curieux mélange de fusion et de distance. Le couple Frances-Malcolm ne travaille évidemment pas, et jette l’argent par les fenêtres au point que, un jour, il n’y en a plus. Privés de leur grand appartement new-yorkais et de tous leurs biens, ils vont se réfugier à Paris, dans le logement (élégant) d’une amie. Là, on voit se succéder les personnages improbables, les repas, les beuveries, les conversations légèrement délirantes, jusqu’à ce que se produise ce qui peut éventuellement justifier le sous-titre : « Une tragédie de mœurs ».

 

Dickens au pays du nonsense

 

Formule qui semble d’abord un peu exagérée. Mais il est vrai que le ton, si l’humour foutraque y domine, ne va pas sans certains accents crépusculaires. « Satire de la haute société américaine » et « émouvante virée mère/fils », ajoute la quatrième de couverture. Satire, satire, on peut toujours dire ça, même si le réalisme est si bien battu en brèche qu’on se croirait plutôt dans certaines des gracieuses fantaisies de Woody Allen. Quant à la « virée mère/fils », je ne suis pas sûr qu’elle soit émouvante. Les rapports entre Malcolm et sa génitrice sont d’une singularité insolemment réjouissante, c’est sûr. Cependant rien n’est à proprement parler émouvant, dans ce roman. Certes, tout le monde a eu une enfance catastrophique, tant Malcolm, abandonné tout l’été dans son école déserte (ce qui nous vaut un beau mini-roman dans le roman), que Frances, qui a essayé, en son temps, de mettre le feu à la maison pour attirer enfin l’attention de sa mère. Cependant, tout cela est plutôt de l’ordre de la référence littéraire, et renvoie à celui auquel on pense souvent ici : Dickens.

 

C’est en effet à un décalque inversé de l’univers du grand romancier britannique qu’on croit plus d’une fois avoir affaire : la pauvreté extrême devient la grande richesse, et le sentiment d’abandon trouve son expression dans le si britannique nonsense, que l’auteur de David Copperfield était du reste loin d’ignorer.

 

Viande saignante et sandwich au fromage

 

Les héros de deWitt sont tous restés peu ou prou coincés dans l’enfance, et tout, dans le récit de leurs aventures, tourne au jeu et à la fantaisie loufoque. À commencer par l’écriture, où l’usage du point de vue (quasi) omniscient accroît l’effet des juxtapositions désopilantes : « "Bon, Malcolm, je regrette de casser l'ambiance mais on dirait bien que je suis amoureuse de toi." Il sortit de sa poche un sandwich au fromage qu’il avait secrètement transporté jusque-là et mangea en silence ».

 

« Je ne suis pas à l’aise quand les choses n’ont plus de sens », déclare un personnage dont on nous avait annoncé : « On remarquait qu’il semblait parfaitement normal, puisqu’il n’avait aucun humour ». C’est dans les portraits que l’art de la formule et le sens du comique absurde se déploient le plus ostensiblement. Exemples : « M. Baker s’apparentait à un rongeur, non pas qu’il se comportât comme tel, mais il ressemblait bel et bien à une souris » ; « [Il] portait un costume de lin blanc mal coupé et usé, respirait avec difficulté, le visage aussi rouge qu’une viande saignante. Il fixait un verre de tequila qu’il tenait à la main ».

 

Dickens revu par Lewis Carroll. Et un certain désespoir nonchalant traité sur le mode de la dinguerie. Car le nonsense, après tout, c’est l’absence de sens : si les personnages de Patrick deWitt paraissent si légers et flottants, c’est peut-être en raison du vide qui les habite et dont la certitude ne les quitte pas. S’il y a du tragique dans leur histoire, c’est bien dans cette certitude qu’il réside.

 

P. A.

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