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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

François, portrait d’un absent, Michaël Ferrier (Gallimard, « L’Infini »)

photo Pierre AhnneBonne saison pour les prix : le lendemain de l'attribution du Goncourt à Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux, le prix Décembre est venu couronner ce François, portrait d’un absent, qui n’est pourtant pas un roman.

 

On y voit Michaël Ferrier apprendre, fin 2013, la mort de son ami François Christophe, documentariste et réalisateur de radio. Lui et sa fille de onze ans, Bahia, ont été emportés par une vague, sur une plage des Canaries. L’auteur de Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010) entreprend, sous le titre d’un des documentaires du défunt, Thierry, portrait d’un absent, d’écrire pour lui ce qu’on appelle un tombeau. C’est-à-dire, en fin de compte, le contraire d’un tombeau, s’il est vrai que « dans sa fragilité même, le papier est supérieur au marbre », et que l’écriture doit ici « extraire » des ténèbres et « sort[ir] du gouffre du temps » les disparus.

 

Thèmes et variations

 

Le tombeau : genre essentiellement poétique (Mallarmé) ou musical. Exemple de tombeau : le Tombeau de Couperin, par Ravel. Le genre apparaît en l’occurrence particulièrement adapté, puisque « l’amitié est une musique » ou « une écoute ». D’ailleurs, au lycée Lakanal déjà, « on appelle la poignée d’amis qui gravite autour de François "La Petite Bande" », du nom d’un ensemble musical spécialisé dans le baroque.

 

À la logique, romanesque et linéaire, du récit, va donc se superposer celle, poétique et musicale, du thème et de la variation. Certes, on voit, au fil des 14 chapitres, se succéder les moments d’une vie, qui sont aussi ceux d’une amitié : la rencontre, en hypokhâgne, à l’internat du lycée Lakanal, déjà mentionné ; la carrière cinématographique de François ; ses voyages ; son mariage et la naissance de sa fille ; sa seconde carrière, à Radio France ; sa mort. Mais la véritable organisation du livre est ailleurs, qui construit chacun de ces chapitres autour de ce qui aurait pu ne constituer qu’un motif effleuré ou maintenu à l’arrière-plan : ainsi, tout le passage consacré à l’annonce, au téléphone, de la mort se déplace-t-il de l’événement lui-même vers une superbe méditation sur le thème de la voix — qu’est-ce qu’une voix blanche ? Puis, c’est le lycée qui est présenté à partir de son parc, lui-même devenu une vraie forêt de contes de fées. Feu le Studio Bertrand, à Paris, est l’antre et la quintessence du cinéma. Et ainsi de suite, jusqu’à l’ultime chapitre, lequel parle des vagues, de leur puissance et de la manière dont elles se forment.

 

Il n’y va pas là d’un simple glissement métonymique. À chaque fois, en courts paragraphes, Ferrier mène le thème jusqu’en ses ultimes prolongements et travaille à l’épuiser, un peu comme Ponge s’efforçait de le faire avec les choses par le langage. Sans qu’on perde jamais de vue l’ami, il s’agit de faire justice ici à ce qui a été, à un moment ou à un autre, une part de sa vie : alcool, haschisch, Japon, Belleville… L’hommage, c’est l’écriture.

 

Jazz et contrepoint

 

Au sens, encore une fois, le plus musical du terme. Et il y a, en la matière, deux modèles : Bach et Thelonius Monk, pour qui le défunt nourrissait une admiration égale. Le jazz et la fugue. D’une part, cet art de la syncope, c’est-à-dire du décalage, dont nous avons déjà parlé (« Le Japon nous intéresse (…) parce qu’il nous permet d’introduire un point de vue décalé ») : il conduit à rendre son caractère essentiel à ce qui pourrait être considéré comme apparence de surface — et, par exemple, à faire de François un long portrait physique, et très charnel, plus vrai qu’un long commentaire psychologique. En même temps que cette technique du pas de côté, Ferrier utilise, à l’exemple du maître de Leipzig, celle du contrepoint : d’un bout à l’autre du livre, les thèmes s’appellent, semblent s’effacer, ressurgissent, s’inversent.

 

À commencer par celui, qui ouvre et clôt l’ouvrage, de la blancheur. À celle de la voix succède, quelques pages plus loin, celle de la neige ; puis, le titre d’une émission de radio, « Nuits noires », annonce l’inversion, et le long chapitre consacré au cinéma, sa « puissance de mort », les « ténèbres » de ses « salle[s] noire[s] » dont les grands cinéastes savent tirer, nouveau renversement, « un moment de vraie lumière ». Plus loin, il sera question d’un séjour au Sénégal, où François remettra en cause « une certaine tendance à ne voir le monde que de son propre point de vue d’Européen blanc »…

 

On l’aura compris, la beauté et l’originalité de ce tombeau tiennent à ce qu’il constitue peut-être plutôt un cénotaphe. L’édifice de mots qui s’y bâtit ne prétend pas emprisonner l’image véridique du disparu. Par les effets combinés de l’à-côté, de l’écho et de l’entrelacs, il circonscrit et fait surgir le vide, donnant par là toute son intensité au sentiment de l’absence. Ses subtils détours en forme d’arabesques sont une façon profondément élégante de parler de la mort.

 

P. A.

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