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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

De notre monde emporté, Christian Astolfi (Le Bruit du monde)

www.tourisme-ouestvar.comVoici un nouvel éditeur. Il est installé à Marseille, et ses quatre premières publications ont vu le jour ce mois d’avril. Il s’appelle Le Bruit du monde. Un nom où s’annonce clairement l’exigence d’une littérature « en prise avec les enjeux du monde contemporain », pour parler comme l’éditrice elle-même. Chacun sait ma méfiance devant de telles professions de foi, qui font craindre, en fait de littérature, un mélange vaguement fictionnalisé d’Histoire, de sociologie et de bons sentiments. Ces craintes, avouons-le, ne se dissipent guère à lire l’argumentaire des quatre premiers ouvrages, où l’on retrouve les dangers d’Internet, les mémoires des guerres d’Algérie et de Bosnie, celle — pour le titre qui nous occupe — de la désindustrialisation.

 

Mais il y a de bonnes surprises, et qui déjouent les préjugés. Ce livre, le quatrième d’un auteur habitant également Marseille, en est une. Le « monde emporté » dont il parle, c’est celui d’un certain rapport au travail, d’une certaine identité de classe disparus avec les trop célèbres trente glorieuses et l’entrée dans la mondialisation. Cette mutation étant vue à partir de l’exemple des Chantiers navals de La Seyne-sur-Mer. Ça commence en 1972, quand le narrateur y entre, rejoignant là son père, ajusteur dont tous admirent le coup de lime. Ça se termine en 2014, bien après la disparition de l’entreprise, sur une énième action en justice intentée par les anciens ouvriers, décimés par les cancers dus à l’amiante.

 

Histoire et mémoire

 

Entre-temps, on aura suivi, après les dernières années de splendeur, l’apparition des premiers signes inquiétants (« Un mot […] que nous entendons pour la première fois : concurrence ») ; les tentatives de restructuration ou de sauvetage, les luttes, la défaite, les reconversions plus ou moins réussies. Sept ans après la fermeture, l’arrivée des premiers courriers incitant les anciens ouvriers à « faire un dépistage de pathologies professionnelles liées à l’amiante ». Les morts, la montée du scandale, le combat pour la justice et contre l’oubli, toujours inachevé à la fin du récit.

 

Un récit inscrit dans une tradition littéraire qui a eu ses chefs-d’œuvre, de Zola à Dabit, Poulaille, pour une part Charles-Louis Philippe, puis à Claire Etcherelli et Linhart : le roman ouvrier. Ici, c’est à peine un roman, même si François, alias Narval, raconte aussi la mort de son père et ses amours trop tôt dénouées avec Louise, sur fond de Sonny Rollins et de Stan Getz — notre héros aime le (bon) jazz. Le fil conducteur, strictement chronologique, c’est cependant celui d’un combat perdu contre l’Histoire, et, en parallèle, d’une mémoire qui se construit en même temps que la découverte de l’écriture : François commence à « dérouler le récit des Chantiers » « après l’inhumation de [son] père » ; il continuera à « [se] tenir aux mots comme à un fil dans l’obscurité ».

 

« Maladie professionnelle »

 

C’est son récit que nous lisons. Il dit « les carénages, la Machine, la camaraderie, la lutte ». Sans discours, ou presque. Le rapport à l’Histoire et au politique se déplie en petites touches au fil d’expériences accumulées : celle du père, « compagnon de route » (« Il avait milité dans les cellules », donc il n’était justement pas un « compagnon de route », mais passons) qui s’éloigne du Parti après la Tchécoslovaquie, et pour qui 1968 s’est conclu par une trahison des syndicats (« Leurs accords, c’est que du grain à picorer ») ; l’enthousiasme du héros lui-même, ensuite, et de sa compagne, en 1981 ; leur déception lors du tournant de 1983 ; en 1986, l’entrée du Front national à l’Assemblée.

 

Bref, une suite de désillusions. Il y a, dans le récit de cette lente rupture avec la lutte des classes, une indéniable dose de désespoir nihiliste. Mais, du coup, la première place est laissée à ce qui est peut-être ici l’essentiel : la camaraderie, le souci de « la dignité », sans cesse rappelés ; le travail en tant que tel, surtout. D’abord, dans sa matérialité : à travers ses objets, « fraiseuses, étaux-limeurs, presses plieuses, cisailles guillotines… », ses gestes, quand « [la] main, plus experte, pens[e] (…) la première, avant d’être rattrapée par [la] tête ».

 

Mais le travail façonne, plus que le métal ou le corps, l’esprit, où il installe un sentiment d’identité indéconstructible. C’est là que la réflexion de Christian Astolfi devient d’une subtile ambiguïté. « Et si votre véritable maladie professionnelle, c’était le travail ? », lance Louise à François et à ses camarades… De fait, l’identification à la classe ouvrière, la lutte pour la dignité et la défense de l’outil se sont retournées pour eux en un mal insidieux qui porte un nom : l’amiante. Se battre pour continuer à travailler, c’était, sans le savoir, lutter pour s’y exposer. Et « la dame blanche », qui « ne pénètr[e] pas simplement les corps », mais « pren[d] possession des vies », revêt la dimension allégorique d’une catastrophe doublement historique. Sombre constat. Il fait du livre de Christian Astolfi un singulier chant funèbre. Et contribue à lui donner, par moments, des accents d’une vraie et tragique grandeur.

 

P. A.

 

Illustration : l'ancienne porte des Chantiers navals de La Seyne-sur-Mer

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