Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ils sont trois. D’abord, un narrateur, dans lequel on s’interdira d’autant moins de reconnaître Alain Veinstein qu’il avoue être poète, écrivain, créateur sur France Culture de l’émission Nuits magnétiques. Après une rupture, entre deux relations et situations, il loue dans le XIVe arrondissement de Paris un logement destiné à lui permettre de recevoir en toute tranquillité ses deux jeunes enfants. « Deux pièces ? C’était beaucoup dire. Une seule en fait, séparée en deux par une cloison en placoplâtre qui révélait le bricolage et dont la peinture écaillée n’avait rien à envier à celle des autres murs (…). Pour tout dire, planait une odeur d’humidité et de malheur ». Comment en est-il venu à choisir un endroit pareil ? C’est à cause de la jeune fille de l’agence : « Elle sortit de son sac une bouteille d’eau. Quand elle la porta à sa bouche, j’aperçus ses aisselles, non épilées ».
Du travail à l’œuvre
Pour retaper un peu son nouveau domicile, notre homme fait appel à un ami, Joerg Ortner, peintre et graveur connu d’un cercle d’initiés. Le narrateur précise en passant que, plus tard, la comtesse Immacolata Rossi di Montelera (voir Martini et Rossi) commandera à ce personnage étrange mais ferré dans toutes les techniques imaginables une fresque pour sa maison, proche de Lucques. Il n’avait, dans cette entreprise, pas d’assistant, ajoute-t-il. Je lui en ai connu pourtant un (1), quant à moi, lequel m’a longuement parlé autrefois de celui qui lui apprit l’art de la fresque. Amusante coïncidence ou, qui sait, hasard objectif…
Mais ce n’est pas de ma vie qu’il s’agit ici. Il s’agit des trois héros d’Alain Veinstein. Dont le troisième est, bien sûr, l’appartement lui-même, et la première originalité de ce livre est bien d’envisager l’autobiographie à travers l’histoire d’un lieu. Et quel lieu ! Ses murs récalcitrants, sa cour obscure, son espace étriqué seront le décor quasi unique de l’action, mais joueront également le rôle central dans un singulier récit d’initiation.
Car ce qui devait être un simple et banal rafraîchissement devient très vite tout autre chose. Quoi ? Une « lutte titanesque pour la perfection », et même peut-être « une manière de combat contre la mort ». Que cherche Joerg ? « Un spectre ? Un grand cachalot blanc ? (…) La Montagne magique ? »… En tout cas, le travail de rénovation se transforme en une œuvre interminable, où tout, lessivage, ponçage, chasse aux fissures invisibles et toujours renaissantes, est sans cesse à refaire. Les jours, les semaines, les mois passent, consacrés à ce labeur harassant, qu’interrompent et ponctuent les monologues de l’artiste et les commentaires qu’il fait de livres puisés dans la bibliothèque de l’auteur-narrateur, le tout dans la fumée d’innombrables Camel.
Triangle et labyrinthe
C’est le portrait d’un personnage extraordinaire au sens strict, figure exacerbée de l’artiste. Mais aussi, plus obliquement, l’autoportrait de celui qui le regarde d’un œil fasciné, et se regarde lui-même sombrer à sa suite dans une entreprise de plus en plus extravagante. De temps à autre, ce locataire désespéré envisage de se révolter : « J’étais maintenant résolu à ce que Joerg prenne ses cliques et ses claques et disparaisse de ma vue à tout jamais. Il m’avait fait perdre assez de temps comme ça. Mais pareille méthode, presque aussitôt, me déchirait le cœur »… Et quand l’aventure, bien plus tard, se terminera enfin, ce dénouement s’accompagnera, « au-delà de la satisfaction d’être enfin dans [les] murs », d’un « sentiment de défaite ».
Rien d’autre que ce triangle presque amoureux, associant l’artiste, l’œuvre, et, ici, plutôt que le donateur, le commanditaire, dans un récit placé sous le signe inévitable du ressassement. Et où le comique, irrésistible, naît de la répétition, mais aussi du contraste permanent entre « des tâches plutôt prosaïques » et l’exigence de celui qui les élève « à la hauteur d’un grand art ».
Ce pourrait être une de ces fictions de Kafka (souvent nommé) qu’on pressent allégoriques et qu’on cherche à doter d’un sens second, sans savoir très bien lequel choisir. De quoi parle Poursuivre, exactement ? De la tâche impossible de l’artiste, de son exigence d’absolu, telle que Balzac a pu la mettre en scène dans Le Chef-d’œuvre inconnu ? Pour Joerg, « peindre, c’[est] ne pas peindre » ; il est « pris dans un mouvement infini, fait de brisures et de renversements, où chaque étape en appelle une autre, chaque commencement un recommencement ». Ou alors, s’agit-il du réel qui se dérobe à la représentation ? « Il y avait toujours quelque chose », dit le narrateur, « que lui seul pouvait voir »… À moins qu’il ne soit question, à travers tout cela, de l’écriture, comme les figures de Goethe, de Laporte, plus encore de Blanchot, convoquées en début de volume, pourraient le faire penser ?...
Ces interprétations, dont chacune renvoie plus ou moins à l’un des sommets du triangle dont je parlais plus haut, s’esquissent, se dérobent, restent là, cependant. Nous sommes comme le narrateur devant les détails impalpables que lui montre Joerg. Prisonniers, nous aussi, d’un espace minuscule et pourtant labyrinthique. Et quand, pour finir, une intervention, extérieure, évidemment, vient rouvrir les portes et mettre fin au livre, on en sort, comme son auteur, là encore, à regret.
P. A.
(1) Bruno Baloup, peintre lui aussi, dont on peut admirer les œuvres à l’adresse que voici : https://www.brunobaloup.com/
Illustration : Joerg Ortner, Carrière, Paris, 1963